CRITIQUE, opĂ©ra. Paris, OpĂ©ra Garnier, le 14 septembre 2021. GLUCK: IphigĂ©nie en Tauride. Tara Erraught, Jarrett Ott, Jean-François Lapointe⊠Orchestre et chĆur de lâOpĂ©ra de Paris. Thomas Hengelbrock, direction. Alessandro Di Stefano, chef de choeur. Krzysztof Warlikowski, mise en scĂšne.
RentrĂ©e lyrique Ă lâOpĂ©ra National de Paris avec lâiconique production dâIphigĂ©nie en Tauride de Gluck, signĂ©e Warlikowski. Le retour sur scĂšne de la toute premiĂšre mise en scĂšne de lâancien « enfant terrible » de lâopĂ©ra rĂ©unit une distribution Ă©poustouflante, avec les dĂ©buts Ă Paris de la mezzo-soprano Tara Erraught et du baryton Jarrett Ott. Thomas Hengelbrock est en grande forme Ă la direction de lâorchestre, offrant une prestation irrĂ©prochable, Ă la hauteur de la partition, sommet lyrique du compositeur.
LâopĂ©ra de la rupture
Accueilli avec beaucoup dâenthousiasme Ă sa crĂ©ation Ă Paris en 1779, cet avant-dernier opĂ©ra de Gluck illustre brillamment (mais non sans coutures apparentes pourtant), lâidĂ©al esthĂ©tique du maĂźtre Ă©noncĂ© dans la cĂ©lĂšbre prĂ©face de son opĂ©ra Alceste (1769) ; une approche de la musique et du beau dont les rĂšgles sont la simplicitĂ©, la sincĂ©ritĂ©, le naturel. Le livret de la « tragĂ©die lyrique », signĂ© Guillard, dâaprĂšs Guymond de la Touche, dâaprĂšs Euripide, raconte la fin des Atrides (les descendants dâAtrĂ©e, le pĂšre lĂ©gendaire dâAgamemnon et de MĂ©nĂ©las), par le biais dâIphigĂ©nie, sauvĂ©e in extremis par la dĂ©esse Diane au moment de son sacrifice par son pĂšre, Agamemnon. Elle devient alors prĂȘtresse en Tauride, dont le Roi est Thoas, Ă son tour tourmentĂ© par la mort suite Ă une prĂ©diction de lâoracle. IphigĂ©nie ignore lâidentitĂ© de son frĂšre Oreste, avec son ami Pylade, rĂ©cemment capturĂ©s en Tauride, mais est chargĂ©e de choisir lâun des deux en sacrifice comme lâordonne Thoas. En les interrogeant, elle apprend la mort de son pĂšre par sa mĂšre Clytemnestre, et la mort de cette derniĂšre par Oreste, pour venger le pĂšre. Au moment du sacrifice, IphigĂ©nie reconnaĂźt enfin son frĂšre, mais refuse de le tuer. Thoas furieux ordonne alors le sacrifice et dâIphigĂ©nie et dâOreste, mais Pylade, qui avait pris la fuite avec une lettre dâIphigĂ©nie Ă Electre, revient avec une troupe de Grecs et tue le roi Thoas. Diane rĂ©apparaĂźt pour Ă©viter le massacre entre les Grecs et les Scythes et tout va bien alors dans le meilleur des mondesâŠ
Il sâagĂźt bien lĂ dâune sorte de thriller psychologique nĂ©oclassique, haletant, bouleversant mĂȘme, et dâune profondeur qui se rĂ©vĂšle dans lâexcellent travail dâacteur des interprĂštes. Si en 2006, annĂ©e de la crĂ©ation de la production, la transposition de lâaction dans un centre gĂ©riatrique a fait un effet choc, nous sommes de lâavis que lâĆuvre est toujours dâune grande pertinence et actualitĂ©. Philosophiquement parce que nous assistons, malgrĂ© incohĂ©rences et contradictions, Ă une critique des dieux, et par consĂ©quent des religions qui leur accordent primautĂ© sur lâhumain, mais aussi parce que lâopus offre une conclusion de rupture (contre les ancĂȘtres, et la reproduction inĂ©luctable de leurs crimes Ă perpĂ©tuitĂ©). IphigĂ©nie pouvait aller jusquâau bout de la destinĂ©e de sa lignĂ©e, mais elle en a dĂ©cidĂ© autrement. Sauf que pour Warlikowski, elle cĂšde quand mĂȘme Ă lâinceste Ă la fin.
Ni chic ni choc
Le parti pris de la production, oĂč la protagoniste est hantĂ©e par le passĂ©, pendant son sĂ©jour au centre gĂ©riatrique, bien que toujours intĂ©ressant et dâactualitĂ©, ne choque plus. En ce qui concerne cette toute premiĂšre mise en scĂšne dâopĂ©ra, 15 ans aprĂšs, les moyens warlikowskiens ont perdu de leur attrait. Seul le travail dâacteur sauve la production scĂ©nique. Lâexcellente caractĂ©risation des artistes sur scĂšne rĂ©vĂšle une fine direction théùtrale. LâIphigĂ©nie de Tara Erraught est dans ce sens Ă©mouvante et intense Ă souhait, habitĂ©e par le personnage, tout en gardant une ligne mĂ©lodique immaculĂ©e, un timbre rayonnant, son air du troisiĂšme acte reste difficile Ă oublier. LâOreste de Jarrett Ott est tout aussi incarnĂ©, mĂȘme sâil joue un rĂŽle de beau-gosse mĂ©dusé ; sa voix est dĂ©licieusement veloutĂ©e. Le magnifique Jean-François Lapointe est mĂ©connaissable en Thoas, tout tatouĂ©, en fauteuil roulant. Sâil exĂ©cute dignement les instructions particuliĂšres du directeur, il frappe comme dâhabitude par sa maĂźtrise incontestable du français, et mĂȘme en roi moche et mĂ©chant, nous sommes conquis par son instrument, par la vigueur et la beautĂ© du chant.
Le Pylade du tĂ©nor Julien Behr se distingue Ă©galement par la beautĂ©, une beautĂ© tendre et touchante, brillante aussi, quâil dĂ©voile dans son chant, plein d’Ă©motions. Son air du 2e acte « Unis dĂšs la plus tendre enfance » inspire les tout premiers applaudissements de la soirĂ©e. Remarquons Ă©galement la soprano Marianne Croux en Diane et prĂȘtresse de Diane, ou encore la mezzo-soprano Jeanne Ireland, toutes les deux pleines de brio ! LâOrchestre de lâOpĂ©ra lâest Ă©galement. Sous la direction de Thomas Hengelbrock , il convainc dans la lĂ©gĂšretĂ© ou dans la gravitĂ©, dans le naturel comme dans l’affect. Lâorchestre, lâautre protagoniste de l’Ćuvre, montre dignement la richesse instrumentale de la partition. Une partition dont les chĆurs font partie de lâattrait, parfois par leur particularitĂ©, comme le chĆur « à la turque » Ă la fin du 1er acte, fabuleusement interprĂ©tĂ© par le chĆur de lâopĂ©ra sous la direction dâAlessandro Di Stefano.
La production, qui commence avec une dĂ©dicace projetĂ©e « DĂ©diĂ© Ă la Reine Marie-Antoinette », se termine, comme dâhabitude, avec quelques huĂ©es bien sages dâune poignĂ©e de personnes au moment des saluts de lâĂ©quipe scĂ©nique. Si au niveau musical, les coutures et contradictions se cachent finement dans la partition, peut-ĂȘtre sommes nous aujourdâhui Ă une Ă©poque oĂč les incohĂ©rences de la mise en scĂšne, sans lâattrait frivole de la nouveautĂ©, heurtent les yeux; ni chic ni choc, elles font naĂźtre lâindiffĂ©rence et lâagacementâŠ. MalgrĂ© ceci, la qualitĂ© des performances et la beautĂ© de la partition cautionnent le dĂ©placement ! A expĂ©rimenter tant qu’on peut, Ă lâaffiche de lâOpĂ©ra Garnier encore les 26, 27 et 29 septembre, le 2 octobre 2021.