GRAND ENTRETIEN : BENOIT BABEL joue Louis et François Couperin (nouveau cd Paraty, printemps 2022). Pour PARATY, le claveciniste BenoĂ®t BABEL qui nous avait tant convaincu Ă la tĂŞte de son ensemble ZaĂŻs dans un premier disque très original, dĂ©diĂ© Ă Rameau et Haendel, sort en juin 2022, un nouvel enregistrement, seul, comme claveciniste. Jouant son propre instrument, BenoĂ®t Babel explore les mondes imaginaires des Couperin, oncle et neveu. 2 tempĂ©raments baroques dont l’intensitĂ© et l’expressivitĂ© inspirent un programme abouti, personnel, particulièrement saisissant. Louis c’est le feu, l’impatience Ă peine dĂ©veloppĂ©e Ă cause d’une vie fauchĂ©e trop tĂ´t ; François son neveu exalte comme personne avant lui, les vertus des « GoĂ»ts RĂ©unis » ; les deux sont inspirĂ©s par un sens de l’économie, de la poĂ©sie, de la danse aussi, surtout… Entretien exclusif avec BenoĂ®t Babel Ă propos de Louis et de François Couperin.
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CLASSIQUENEWS : Le fait de jouer en un même programme les œuvres des deux Couperin dévoile-t-il les caractères distinctifs ou les éléments communs entre Louis et François ? Lesquels justement.
BenoĂ®t BABEL : La première raison qui m’a fait choisir de jouer ces deux compositeurs est très simple : j’aime leur musique. Je n’ai pas souhaitĂ© dans ce programme dĂ©montrer une filiation, une continuitĂ© de style, pour la simple raison qu’il n’en existe pas. Louis et François Couperin n’appartiennent pas Ă la mĂŞme Ă©poque. S’ils ne portaient pas le mĂŞme nom, ces deux compositeurs seraient Ă©trangers l’un Ă l’autre Ă nos yeux d’aujourd’hui. NĂ©anmoins, outre leur lien du sang, ils ont en commun de symboliser une forme d’idĂ©al dans leur genre, deux personnalitĂ©s musicales suffisamment fortes et innovantes pour marquer de leur talent une Ă©tape dans la composition et la manière de faire sonner un instrument. Tous deux Ă©taient Ă mes yeux des esprits curieux, arrivant Ă capter le meilleur de leur temps et des autres compositeurs pour se l’approprier dans leur langage musical.
Chez Louis Couperin, la danse et le mouvement sont dans son ADN. Il maĂ®trise Ă©galement parfaitement les règles de la polyphonie, du contrepoint et de l’Ă©criture en imitation. On retrouve Ă©galement dans son Ĺ“uvre un Ă©lĂ©ment fondamental de la pĂ©riode baroque : le plaisir du son, des couleurs et des contrastes. J’imagine un jeune homme brillant et modeste qui ne tombe jamais dans la facilitĂ© et qui a une approche intuitive de la composition. Ses pièces les plus simples “chantent” toujours. Il sait jouer des enchaĂ®nements harmoniques, ĂŞtre mĂ©ditatif ou plein de fougue.
François Couperin, dont la vie fut plus longue que celle de son oncle (Louis mourut à 35 ans, son neveu à l’âge de 65 ans), eut le temps de pousser plus loin son esprit curieux et précis. Son temps était celui de la diffusion des savoirs, ses responsabilités à la Cour lui permirent d’acquérir une solide réputation d’interprète, de compositeur et de pédagogue. Sa musique fait indéniablement preuve d’une inventivité remarquable et de toute évidence, d’un sens du détail inégalé. François Couperin se donna bien des peines pour éditer ses compositions et les écrire suffisamment précisément pour qu’elles soient jouées avec fidélité par le public. Chez François aussi, la danse et la mise en musique du mouvement sont un élément essentiel de son langage musical. À cela s’ajoute une recherche poussée de la technique de jeu du clavier (palette d’articulations et d’ornements, virtuosité, style luthé, etc…)
J’ai sĂ©lectionnĂ© les pièces de ces deux compositeurs de manière Ă tracer un chemin musical d’une heure, qui doit idĂ©alement s’Ă©couter d’une seule traite.
CLASSIQUENEWS : Pour chacun, quelle œuvre vous paraît-elle particulièrement représentative ? Pour quelles raisons ?
BENOIT BABEL : Question difficile car exclusive, les deux Couperin nous ont laissé des pièces si contrastées !
Pour Louis Couperin, je sĂ©lectionnerais la première piste de l’album, le “prĂ©lude Ă l’imitation de Monsieur Froberger”. Ce prĂ©lude dit “non-mesurĂ©” est en trois parties : une partie justement “non-mesurĂ©e”, une partie centrale bien mesurĂ©e, sorte de fugue dansante, et une troisième partie “non-mesurĂ©e”. Cette longue pièce introductive est une citation d’une toccata d’un grand maĂ®tre du 17ème siècle : Johann Jacob Froberger (1616-1667). Ces parties “non-mesurĂ©es” sont belles Ă voir sur une partition : seules des rondes sont notĂ©es, plus ou moins espacĂ©es ou regroupĂ©es, sans barre de mesure, sans rythme. Seules quelques lignes ou liaisons plus ou moins approximatives nous indiquent parfois qu’il faut tenir certaines notes ou les regrouper. L’intention est Ă©vidente : tenter de traduire sur le papier une improvisation, un jeu spontanĂ©, un exercice de style libre oĂą l’on explore les harmonies, les formules, l’Ă©tendue du clavier. C’est typiquement le genre de pièce que l’on joue pour laisser son oreille se porter sur le son, le timbre d’un instrument et l’explorer.
Pour François Couperin, je choisirais le Turbulent, pièce en fa majeur du Troisième Livre. C’est pour moi une pièce pleine d’esprit et d’humour. Pour le dire familièrement, elle porte bien son nom. La battue est Ă 2/4 dans la première partie et Ă 6/8 dans la seconde. J’imagine sans peine un enfant qui ne tient pas en place, qui va Ă droite, Ă gauche, qui court et qui s’arrĂŞte, qu’on a du mal Ă saisir et Ă faire tenir en place. C’est une pièce assez virtuose pour la prĂ©cision d’exĂ©cution qu’elle demande et qui nĂ©cessite en mĂŞme temps un dĂ©tachement et une lĂ©gèretĂ© dans l’interprĂ©tation. Cet alliage de prĂ©cision et de dĂ©tachement est pour moi la difficultĂ© principale de la musique de Couperin. Ă€ vouloir trop bien faire et avec minutie les dĂ©tails de cette musique, on peut parfois en perdre la ligne, le souffle, le caractère. Je dis souvent Ă mes Ă©lèves de ne pas hĂ©siter Ă enlever un ornement qui les entrave et pour lequel on ne trouve pas de solution technique. Après tout, si un ornement n’orne plus, autant l’enlever et retrouver la fraĂ®cheur d’une phrase musicale ! Mais rassurez-vous, ma version est urtext ; et tous les ornements de Couperin sont bien prĂ©sents de mon album.
CLASSIQUENEWS : En quoi l’instrument que vous avez choisi permet-il cette confrontation / ce dialogue entre les deux compositeurs / entre leurs deux univers ?
BENOIT BABEL : C’est un instrument vraiment particulier que j’ai la chance de possĂ©der depuis plus de dix ans. J’avais eu un coup de foudre pour ce petit clavecin plein de caractère que j’avais entendu sous les doigts d’Olivier Baumont et de Laurent Stewart. Il devait mĂŞme ĂŞtre jouĂ© par Gustav Leonhardt mais hĂ©las ce concert fut annulĂ©… Mais il ne sonne plus comme au dĂ©but ! Bien-sĂ»r, il a “mĂ»ri” Ă force d’ĂŞtre jouĂ©. Puis nous avons changĂ© le diapason, les cordes, l’harmonisation … et il a enfin reçu sa peinture intĂ©rieure de couvercle en 2020, travail remarquable de Florence Humeau. Tout Ă©tait donc prĂŞt, il ne manquait plus qu’Ă l’enregistrer. Je me permets d’inviter les lecteurs Ă aller consulter le livret du CD, dans lequel le facteur, Guillaume Rebinguet Sudre, donne de nombreuses informations sur les dĂ©tails de la structure de cet instrument et ces spĂ©cificitĂ©s. Ă€ ma connaissance, il n’y a pas d’autre copie de cet instrument en France, et très peu dans le monde. L’original datĂ© de 1667, se trouve actuellement Ă Boston.
C’est un instrument qui réunit plusieurs esthétiques, françaises, italiennes et flamandes. Il a des aigus chantants et des basses précises. Son médium est bien présent également, ce qui permet d’obtenir une grande clarté pour les pièces polyphoniques. Son timbre convient aussi bien à Frescobaldi qu’à Byrd. En somme, tout le répertoire 17ème sonne sur cet instrument.
Il m’a semblĂ© intĂ©ressant de jouer quelques pièces de François Couperin sur ce clavecin pour proposer une esthĂ©tique sonore un peu diffĂ©rente de celle que l’on entend habituellement pour ce rĂ©pertoire. En effet, on a coutume de jouer François Couperin sur des clavecins plus gros, comme ceux de Blanchet, Taskin, ou des instruments du 17ème qui ont subi un agrandissement au 18ème siècle, que l’on nomme “ravalement”. Hors François Couperin Ă©tant nĂ© en 1668, il a connu, jouĂ©, entendu dans sa jeunesse des instruments similaires Ă celui que je joue ici. L’esthĂ©tique d’un compositeur Ă©tant plutĂ´t la somme des timbres qu’il a pu entendre toute sa vie, il m’a semblĂ© intĂ©ressant de faire entendre cette musique sur un instrument qui peut sembler un peu “archaĂŻque” pour ce rĂ©pertoire, mais qui je trouve, est très convaincant ; avec en plus le tempĂ©rament très inĂ©gal que nous avons rĂ©alisĂ©.
CLASSIQUENEWS : Sur le plan technique quels sont les défis majeurs pour jouer les deux compositeurs ?
BENOIT BABEL : Pour ĂŞtre très pragmatique, il y a beaucoup, beaucoup d’ornements. Comme François Couperin est très prĂ©cis dans ses indications, il faut porter une attention particulière au texte. Le toucher doit ĂŞtre prĂ©cis et souple. Le choix des tempi est important aussi, il faut donner du mouvement sans prĂ©cipitation mais sans immobilisme non plus. On est toujours un peu sur le fil dans ce rĂ©pertoire. Tel un funambule on doit jongler entre la dĂ©tente, la vigueur, le mouvement, la vocalitĂ©. S’approprier les caractères si contrastĂ©s des pièces demande un investissement total et une prĂ©sence musicale constante. On ne peut pas jouer cette musique en “pilotage automatique”, sinon, quel ennui !
Comme les pièces sont gĂ©nĂ©ralement courtes, on n’a pas le temps de profiter du dĂ©veloppement de la musique pour trouver le caractère. Il faut le donner tout de suite, dès la première note.
D’un point de vue de l’écriture musicale, la musique des Couperin, particulièrement François, est un assemblage de cellules, petites phrases, formules inventives. Cela donne l’impression d’une juxtaposition d’effets, tout le contraire des grands développements de phrase que l’on connaît chez J. S. Bach. Le piège, il me semble est de tomber dans une sorte de maniérisme de jeu. J’ai tâché d’interpréter comme je le ressens, sans rubato maniéré ou effets exagérés.
CLASSIQUENEWS : A travers les œuvres choisies, quelle image vous faîtes-vous de Louis et de François Couperin ?
BENOIT BABEL : J’imagine que François Couperin Ă©tait un travailleur, un homme exigeant, conscient de ses qualitĂ©s et de son talent. Il ne rechignait probablement pas Ă la reconnaissance et Ă la lumière. Mais sans illusion, il reste lucide et philosophe Ă l’approche de la mort, puisqu’il Ă©crit dans la prĂ©face de son Quatrième Livre de pièces de clavecin : ” j’espère que ma famille trouvera dans mes portefeuilles de quoi me faire regretter, si les regrets servent Ă quelque chose après la vie ; mais il faut du moins avoir cette idĂ©e pour tâcher de mĂ©riter une immortalitĂ© chimĂ©rique oĂą presque tous les hommes aspirent”. On le sait, il Ă©tait Ă©galement soucieux de la transmission de son savoir dans un esprit didactique et pĂ©dagogique. Ce n’était pas un artiste de clan, de chapelle, qui s’imaginait faire tout mieux que tout le monde. Il est mort trop tĂ´t pour assister Ă la querelle des bouffons des annĂ©es 1750, mais il n’a eu de cesse de conjuguer l’esprit et le style des grands maĂ®tres français et italiens en construisant l’union des nations musicales grâce Ă son concept des “Gouts-rĂ©unis” et des ApothĂ©oses de Lully (le plus italien des grands maĂ®tres français) et de Corelli.
De Louis Couperin, nous n’avons que peu de documents nous permettant de retracer son parcours et de dresser un portrait fidèle du personnage. Ce qui m’a toujours interpelĂ© dans sa musique c’est l’intensitĂ©, la force du discours musical. Il y a un feu qui brĂ»le, presque une impatience. De manière tout Ă fait subjective, j’imagine un jeune homme brillant, sensible, modeste et dĂ©sireux d’apprendre de ses maĂ®tres, Ă la recherche du meilleur sans jamais tomber dans la flatterie de l’auditeur. Si son existence ne fut pas si brève, il aurait pu devenir le grand musicien français du 17ème siècle français. Il est de ces musiciens dont les Ĺ“uvres qui ont survĂ©cu, font fantasmer celles qu’il n’a jamais Ă©crites ou publiĂ©es.
Propos recueillis en juin 2022
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CD événement : Louis et François COUPERIN : Benoît BABEL,
clavecin (1 cd PARATY) – CLIC de CLASSIQUENEWS printemps Ă©tĂ© 2022 – LIRE notre critique complète dans le mag cd dvd livres de classiquenews / lien direct vers la critique ici : http://www.classiquenews.com/critique-cd-evenement-benoit-babel-les-deux-couperin-louis-couperin-1626-1661-francois-couperin-1668-1733-1-cd-paraty-records/… “François rayonne par une imagination qui atteint le prodige, tant la variĂ©tĂ© des couleurs, le nuancier millimĂ©trĂ© des accents, l’euphorie rythmique (tendresse fĂ©erique, enivrante de « tic-toc-choc ») aussi tĂ©moignent d’une acuitĂ© suggestive hors normes ; un tel raffinement exprime la sensibilitĂ© du second Couperin, orfèvre des moindres inflexions sonores”…
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VISITEZ le site de Benoît BABEL
https://www.benoitbabel.com/
TEASER vidéo : Benoit Babel joue Louis et François COUPERIN
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VOIR aussi ENSEMBLE ZAĂŹS / BenoĂ®t Babel : La Forqueray – Rameau
JournĂ©es musicales d’Automne, Souvigny, France
https://www.youtube.com/watch?v=NfsW15BbVq8
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Autre CD de BenoĂ®t Babel : Rameau & Handel / ZaĂŻs (Paraty, oct 2014) – CLIC de CLASSIQUENEWS :
D’abord au service du premier Concerto pour orgue de Haendel (HWV 309), la gravité (couleurs sombres d’un lugubre solennel grâce aux bassons vrombissants) de l’Adagio & organo ad libitum captive dès le début ; la précision mordante, -pulsionnellement pertinente de l’Allegro qui suit montre à quel point la musicalité rayonnante de l’ensemble Zaïs (Benoît Babel, direction) sait s’affirmer avec une exceptionnelle volupté assurée, complice à chaque mesure de l’orgue bordelais, royal, et même impérial dans sa démesure réellement impressionnante.