Compte rendu, Festivals. Festival « Bonjour Frankreich », Potsdam, les 16, 17, 18 juin 2016. En Ă©cho aux relations Ă©troites nouĂ©es par la Prusse de FrĂ©dĂ©ric II avec la France de Voltaire, le Festival de Potsdam a consacrĂ© fort judicieusement sa thĂ©matique annuelle Ă la musique française, moins goĂ»tĂ©e que la musique italienne par les Allemands qui ne juraient que par lâopĂ©ra sĂ©ria des Italiens. Porter Ă la connaissance du public germanophone le rĂ©pertoire Renaissance des chansons madrigalesques, les airs populaires des rĂ©gions de France et de la Nouvelle-France, avant de lui offrir la quintessence du gĂ©nie lullyste, permettait aussi de rappeler que ce rĂ©pertoire nâĂ©tait pas totalement Ă©tranger Ă la culture allemande, quand on songe notamment Ă lâinfluence quâelle a pu avoir sur le rĂ©pertoire lyrique hambourgeois au dĂ©but du XVIIIe siĂšcle.
DE QUĂBEC Ă VERSAILLES : Postdam Ă lâheure française
Lors du premier concert, le 16 juin, les Musiciens de Saint-Julien ont Ă©bloui le public avec des musiques populaires, associĂ©es aux airs de cour plus savants dâun BoĂ«sset. De façon originale, le programme soulignait Ă la fois le point de vue français dâun Ă©tranger (les danses bretonnes ou les branles du Poitou dâun Praetorius) et le point de vue Ă©tranger dâun Français (Pierre PhalĂšse, Gaillarde dâĂcosse), auxquels sâajoutaient les piĂšces plus classiques de Purcell (« O Solitude ») ou de Rameau (les « Rossignols amoureux » dâHyppolite et Aricie). La flĂ»te Ă la fois ductile, virtuose et prĂ©cise de François Lazarevitch donnait lâimpression dâune improvisation constante, tout comme le violon sautillant de David Greenberg, Ă©poustouflant de naturel dans les Irische et Scottische Suiten. Dans lâacoustique merveilleuse de la Ovidesaal des Neuen Kammern tous les instruments sonnaient avec plĂ©nitude et accompagnaient une Ălodie Fonnard Ă la diction exemplaire, y compris dans la dĂ©clamation du français restituĂ© qui sonne ici, dans le contexte des voyages musicaux intercontinentaux, comme dĂ©licieusement exotique (ce dont tĂ©moigne en particulier un air sacrĂ© chantĂ© en dialecte huron !). On soulignera en outre lâextraordinaire performance du danseur Luc Gaudreau dans lâĂ©loquence du geste chorĂ©graphiĂ©, dâune prĂ©cision entomologique. La virtuositĂ© se fait alors grĂące infinie, Ă lâimage des interprĂštes et dâun programme en tous points exemplaire.
Le lendemain (17 juin), dans lâĂ©crin somptueux de la Raphaelsaal du chĂąteau de lâOrangerie, les ClĂ©ment Janequin, associĂ©s aux Sacqueboutiers de Toulouse, ont repris leur lĂ©gendaire programme Rabelais (enregistrĂ© par Harmonia Mundi). Ils Ă©taient accompagnĂ©s par le comĂ©dien Pierre Margot qui lisait entre les piĂšces des extraits du roman de Gargantua (y sont Ă©voquĂ©s la naissance du personnage, son Ă©ducation, lâabbaye de ThĂ©lĂšme, sa passion effrĂ©nĂ©e pour la boisson) avec une truculence et une drĂŽlerie trĂšs communicative. La soirĂ©e fut lĂ encore mĂ©morable. Le temps dĂ©cidĂ©ment nâa guĂšre de prise sur cet ensemble, et en particulier sur Dominique Visse, dont la voix flĂ»tĂ©e et juvĂ©nile, quarante aprĂšs ses dĂ©buts, nâa pas pris une ride. Il fallait entendre les aboiements de la Chasse, les onomatopĂ©es de la Guerre et de « Nous sommes de lâordre de Saint-Babouyn » de Loyset CompĂšre, mais aussi les piĂšces plus Ă©lĂ©giaques de Roland de Lassus ou dâAntoine Bertrand, mettant en musique des sonnets de du Bellay ou de Louise LabĂ©, pour goĂ»ter lâĂ©tendue du gĂ©nie interprĂ©tatif des Janequin, aussi Ă lâaise dans la rigueur joyeuse du dĂ©sordre que dans la mĂ©lancolique cantilĂšne de la plainte.
Mais le point dâorgue fut constituĂ© le surlendemain (18 juin 2016) par la premiĂšre dâArmide de Lully, importĂ©e du Festival dâInnsbruck, et marquant le dĂ©but dâune Ă©troite collaboration entre le Festival de Potsdam et le CMBV. La reprise fut marquĂ©e par des changements dans la distribution (les deux rĂŽles principaux) et une nĂ©cessaire adaptation au lieu (lâacoustique en plein air peu gĂ©nĂ©reuse de la cour de la FacultĂ© de ThĂ©ologie laissa la place Ă celle beaucoup plus gratifiante de lâOrangerie). On pourrait regretter les coupes opĂ©rĂ©es dans la partition (le prologue, de larges pans de lâacte IV et de nombreux chĆurs, dont ceux de la passacaille), mais la cohĂ©rence dramaturgique est parfaitement respectĂ©e et lâĆuvre est servie admirablement par lâorchestre des Folies françoises aux couleurs chatoyantes, rehaussĂ©es par certains instruments « originaux » reconstituĂ©s par le CMBV (les quintes de violon impressionnants tenus sous le menton) et une direction roborative de Patrick Cohen-Akenine, toujours attentif Ă la rhĂ©torique du drame, mĂȘme si on pouvait regretter certains choix de tempi rapides. Les chanteurs, jeunes, pour la plupart laurĂ©ats du concours « Cesti » dâInnsbruck, et provenant de multiples horizons gĂ©ographiques (Italie, IsraĂ«l, Canada, Grande-Bretagne) ont montrĂ© une exceptionnelle capacitĂ© Ă sâadapter aux difficultĂ©s redoutables de la diction française. LâArmide dâĂmilie Renard impressionne par sa puissance dramatique, alors quâelle atteint dans les derniĂšres scĂšnes une rĂ©elle grandeur tragique (« Renaud, ĂŽ ciel ! O mortelle peine ! »), tandis que le Renaud de Rupert Charlesworth, personnage finalement assez secondaire, a la grĂące dâune vraie voix de Haute-contre Ă la française, Ă peine embarrassĂ©e dans les moments les plus tendus. Enguerrand de Hys, pourtant peu habituĂ© Ă ce rĂ©pertoire, confirme son immense talent : son timbre clair et sonore, dâune parfaite Ă©locution, fait merveille ; talents plus que prometteurs la PhĂ©nicie de Daniela Skorka, la Sidonie de Miriam Albano ou le Ubalde/Aronte de Tomislav Lavoie (pour nous la rĂ©vĂ©lation de la soirĂ©e) : tous ont compris le sens de la notion de discours classique, essentiel dans lâopĂ©ra français. Dans le rĂŽle de la Haine, lâinusable Jeffrey Francis laisse transparaĂźtre derriĂšre son accent amĂ©ricain chantant, un abattage qui fait mouche. Quant Ă lâHidraot de Pietro di Bianco, ses graves somptueux font regretter une Ă©locution un peu engorgĂ©e, dans un style plus belcantiste que dix-septiĂ©miste.
Mais il faut surtout louer le remarquable travail de Deda Cristina Colonna. Quelle excellente idĂ©e dâavoir confiĂ© Ă une chorĂ©graphe baroque la mise en scĂšne dâArmide ! La troupe de la Nordic Baroque Dancers, absolument magnifique, nâest pas un Ă©lĂ©ment adventice ou ornemental, mais participe pleinement Ă lâefficacitĂ© rhĂ©torique de la tragĂ©die. Dramatiser la chorĂ©graphie permet dâunifier avec pertinence les Ă©lĂ©ments hĂ©tĂ©rogĂšnes de lâopĂ©ra et rappelle Ă quel point celui-ci est nĂ© de la danse. Les costumes dâun grand raffinement, les lumiĂšres et la vidĂ©o pertinente de Francesco Vitali tĂ©moignent dâune utilisation ingĂ©nieuse des moyens limitĂ©s de la production (les mannequins habillĂ©s de pourpoints aux riches brocards, Ă la fois figurants et Ă©lĂ©ments de dĂ©cor ou la projection dâabord dâun jardin labyrinthique, puis de la galerie de lâOrangerie qui se dĂ©lite, dĂ©truite par les dĂ©mons au moment oĂč Armide part sur un char volant). Au final, une soirĂ©e magnifique, prĂ©lude idĂ©al au jumelage annoncĂ© entre les deux citĂ©s royales de Potsdam et Versailles.
Illustrations : Armide © Stefan Gloede