CRITIQUE, opĂ©ra. GenĂšve, Victoria Hall, le 26 octobre 2021. MONTEVERDI : Le Retour dâUlisse dans sa patrie. Le tĂ©nor suisso-chilien Emiliano Gonzalez Toro et son ensemble I Gemelli composent dĂ©sormais une formidable troupe qui insuffle Ă lâaction dâUlisse (Venise, 1641), sa verve et sa force morale tout en ne gommant rien de ses sĂ©quences tragiques et langoureuses, bouffes et amoureuses ; le collectif propose une conception de lâaction conçue par Monteverdi et son librettiste Badoaro⊠impliquĂ©e, cohĂ©rente, Ă lâopposĂ© de lâimage jusque lĂ dĂ©fendue, qui en faisait un drame sombre et pessimiste. ProtĂ©gĂ© de Minerve, Ulysse quittĂ© par les PhĂ©aciens, dĂ©barque enfin sur les cĂŽtes de son royaume sans le reconnaĂźtre ; Minerve astucieuse et travestie lui inculque le sens du dĂ©guisement et de lâastuce raisonnĂ©e ; et sous l’aile de la dĂ©esse crĂ©ative, le hĂ©ros rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©, qui a permis de vaincre les Troyens (grĂące au cheval qui est son idĂ©e), apprend l’observation critique, les dĂ©lices de la transformation, lâintelligence facĂ©tieuse ; Emiliano Gonzalez Toro construit son personnage et son action avec Ă©nergie et finesse qui lui permettent de conquĂ©rir ce qui lui est dĂ» : son royaume, son statut, son fils et surtout son Ă©pouse, la belle Penelope.
Minerve pilote tout cela et Monteverdi fait dâUlysse, un hĂ©ros non pas dĂ©fait et fatiguĂ© mais espiĂšgle, qui brille par sa constance, sa tĂ©nacité⊠sa formidable rĂ©silience, son art de la vengeance crĂ©ative ; en somme un hĂ©ros moderne. VoilĂ ce qui saisit ce soir et fonde la valeur de la production.
Emiliano Gonzalez Toro chante Ulisse
Un Héros lumineux

Rien ne manque ici sur le plan du drame : sensualitĂ© et langueur mais aussi insolente franchise (Melanto) ; arrogance (les 3 prĂ©tendants), tendresse bienveillante (TĂ©lĂ©maque ou dâEumĂ©e)⊠Sans omettre le personnage bouffe et dĂ©lirant du glouton Iro, emblĂšme de l’opĂ©ra vĂ©nitien qui aime mĂȘler les genres. On s’est interrogĂ© sur le sens de ce rĂŽle : nâincarne-t-il pas la suffisance des souverains prĂ©tendants [du reste ne dĂ©pend-t-il pas totalement d'eux ?] D’oĂč son dĂ©sarroi quand il comprend que plus personne ne pourra le nourrir aprĂšs qu’Ulysse ait tuĂ© tous ses protecteurs ? Iro reprĂ©sente aussi tout ce qui oppose le monde des bergers amoureux, cĂ©lĂ©brant l’harmonie de la nature [Eumete] et les intrigants politiques Ă©trangers Ă toute poĂ©sie : Iro ne voit dans la nature que des bĂȘtes Ă dĂ©vorer.
Monteverdi s’interroge ici sur la destinĂ©e humaine Ă travers le parcours d’Ulysse d’oĂč le personnage de la fragilitĂ© humaine au prologue. Mais alors que la tradition homĂ©rique tendrait Ă toujours faire dĂ©pendre le sort des hommes Ă l’humeur des dieux [en l'occurrence celle de Neptune... franc opposant au hĂ©ros] Badoaro et Monteverdi osent composer un hĂ©ros dĂ©terminĂ© et insoumis, prĂȘt Ă suivre la dĂ©itĂ© qui lui insuffle astuce et rĂ©sistance.
En somme les auteurs façonnent ici un hĂ©ros qui a conquis par sa volontĂ© son propre destin. Le message est clair. Ulysse est l’Ă©clair qui sidĂšre jusqu’Ă Penelope laquelle immergĂ©e dans son deuil a perdu tout espoir, soumise Ă son Ă©tat de veuve inconsolable. Ulysse est ici un hĂ©ros solaire qui reprend possession de ce qu’il pensait avoir perdu.
Le rĂŽle titre est un dĂ©fi pour tout chanteur acteur : il renouvelle mĂȘme la typologie du hĂ©ros montĂ©verdien depuis son prĂ©cĂ©dent Orfeo, composĂ© 35 ans auparavant. Entre temps l’auteur a livrĂ© son VIIIĂš livre de madrigaux (dramatiques), source gĂ©niale Ă laquelle Ulisse puise directement (cf le stile concitato rĂ©servĂ© aux prĂ©tendants par exemple).
Incroyable pensĂ©e montĂ©verdienne qui produira dans son opĂ©ra Ă suivre l’exact opposĂ© d’Ulysse : NĂ©ron, adolescent effĂ©minĂ©, qui ne contrĂŽle pas ses passions et, incapable de tout raisonnement stratĂ©gique, s’abĂźme dans les vertiges lascifs que lui inspire la coquette et ambitieuse PoppĂ©e (LâIncoronazione di Poppea, 1643).
Au moment oĂč est publiĂ© Orfeo par la brĂ»lante troupe, lâintelligence de cet Ulisse convainc et lâon pense dĂ©jĂ au Couronnement de PoppĂ©e, ultime ouvrage montĂ©verdien qui ferme la trilogie des opĂ©ras parvenus. Un tel plateau ne devrait pas sâarrĂȘter lĂ : il devra nĂ©cessairement aborder PoppeaâŠ
Dâautant que la rĂ©ussite de cet Ulisse, tient dâabord Ă lâĂ©clat continu du continuum instrumental, souple, articulĂ©, prĂ©cis sous la direction de Violaine Cochard, qui veille constamment Ă lâĂ©quilibre voix / instruments.
MaĂźtre de la distribution vocale, Emiliano Gonzalez Toro nous offre une collection rares de solistes Ă la fois techniquement solides et habilement caractĂ©risĂ©s. Disposant d’une parure vocale aussi ciselĂ©e, l’auditeur peut se dĂ©lecter des nuances que chacun apporte Ă la conception de son personnage. « Osons » Ă©crire qu’ici l’absence de mise en scĂšne n’ĂŽte rien Ă la splendide cohĂ©rence de ce qui est surtout une expĂ©rience artistique collective soudĂ©e par l’esprit de troupe. Ce qui manque majoritairement Ă beaucoup de production.
Ulisse par I Gemelli
Lâesprit dâĂ©quipe
Ă GenĂšve dans l’Ă©crin acoustique du Victoria hall, les mille nuances conçues par Monteverdi alors au sommet de son gĂ©nie théùtral, se rĂ©vĂšlent.
Humain, tendre, fraternel, le tĂ©nor Philippe Talbot incarne le berger Eumete, transfuge du pastoralisme d’Orfeo, mais avec une Ă©criture pleinement baroque, riche en ariosos, agile, mĂ©lismatique que l’intelligence du soliste par son naturel, sa fluiditĂ© aĂ©rienne, ses phrasĂ©s enivrĂ©s rend juste voire bouleversante ; sa cĂ©lĂ©bration de la nature, sa rencontre et sa complicitĂ© avec Ulysse / vieillard, sont remarquables en crĂ©dibilitĂ©.
OpĂ©ra de tĂ©nors, le drame est une arĂšne ardente ou s’expose les timbres de chaque chanteurs, chacun comme on la dit, selon son sens de la caractĂ©risation : hĂ©roĂŻque et percutant, le TĂ©lĂ©maque de Zachary Wilder ; ductile, lascif, arrogant, le Pisandro d’Anders Dahlin ose en mesure le pari [gagnant] du dĂ©lire vocal comme scĂ©nique ; mĂȘme morgue infatuĂ©e doublĂ©e d’un beau souci du texte pour Anthony Leon [Jupiter et Anfinomo] ;
Deux autres solistes se distinguent idĂ©alement Ă un niveau tout aussi excellent l’Iro glouton de Fulvio Bettini, prĂ©sence bouffonne impeccable qui sait lui aussi doser l’esprit de la farce grotesque et de la satire habilement troussĂ©e par les auteurs. C’est un double satirique contrastant avec l’humanitĂ© si noble d’Ulysse.
MĂȘme crĂ©dibilitĂ© totale pour Nicolas Brooymans : la basse flexible aussi bien timbrĂ©e quâarticulĂ©e, caractĂ©rise le prĂ©tendant Antinoo, avec grande classe.
CĂŽtĂ© chanteuse, le soprano ourlĂ©, expressif, d’une onctuositĂ© bien articulĂ©e d’Emöke BarĂĄth, Minerve souveraine, enivre Ă chaque sĂ©quence : la cantatrice, actuelle Ă©toile du chant baroque, sait aussi se rĂ©inventer quand elle paraĂźt en dĂ©but d’action, sous les traits d’un jeune berger dâIthaque… La performance reste mĂ©morable.
Silhouette plus frĂȘle mais elle aussi touchĂ©e par l’intelligence de l’espiĂšglerie, le Melanto de Mathilde Etienne (qui signe aussi la mise en espace, plutĂŽt efficace) souligne ici la sĂ©duction d’un astucieux moqueur ; elle tente bien en vain dâinflĂ©chir le deuil de Penelope.
Justement la reine dâIthaque, Ă©plorĂ©e inconsolable trouve une prĂ©sence tragique intelligemment articulĂ©e dans le mĂ©dium chaud et onctueux de la mezzo Riab Chaieb : pas facile de colorer et Ă©clairer de l’intĂ©rieur ce rĂŽle gris, endeuillĂ© pour lequel Monteverdi a Ă©crit l’un de ses plus beaux lamenti, prĂ©figurant celui Ă venir de l’inconsolable Octavie dans l’opĂ©ra qui suit L’incoronazione di Poppea. Le personnage reste dans la mĂȘme veine du dĂ©but Ă la fin, s’interdisant dĂ©finitivement tout idĂ©e de remariage jusqu’au concours final dont l’idĂ©e lui est soufflĂ©e par Minerve.
MĂȘme Ă la fin, malgrĂ© l’insistance dâEumete, Telemaque, EuryclĂ©e, la reine peine Ă effacer le dĂ©ni et la peine qui l’aveuglent ; mĂȘme l’Ulysse archer victorieux n’Ă©veille en elle aucune prise de conscience quant le fils Telemaque et Eumete ont immĂ©diatement reconnu le hĂ©ros vainqueur des Troyens.
Ă propos d’articulation du texte, de relief du rĂ©citatif, lâEuryclĂ©e dâAngelica Monje Torrez affirme une remarquable vĂ©ritĂ© dramatique, une prĂ©sence humaine qui touche par son bon sens et sa tendresse [pour la reine] ; aprĂšs des scrupules qui forcent sa raison [« toute vĂ©ritĂ© n'est pas bonne Ă dire »], la suivante outrepasse sa nature et “ose” donner raison Ă Telemaque et Eumete, en tĂ©moignant qu’Ulysse est bien de retour.
Enfin, porteur du projet, soliste fĂ©dĂ©rateur, Emiliano Gonzalez Toro alors qu’il chante aussi Orfeo, propose une conception trĂšs incarnĂ©e d’Ulysse, dĂšs la premiĂšre scĂšne oĂč il s’Ă©veille Ă la vie comme tirĂ© d’un songe, du guerrier extĂ©nuĂ©, cependant dĂ©terminĂ© Ă reconquĂ©rir son statut, son royaume et contre les prĂ©tendants, son Ă©pouse. Le souci du texte, l’articulation des ariosos, la cohĂ©rence du chant, son esprit astucieux et raisonnĂ©, patient et prĂ©parĂ©, sonnent justes.
Tous les autres chanteurs ne manquent pas dâengagement.
VoilĂ qui modifie la comprĂ©hension habituelle d’un drame qui depuis la lecture Harnoncourt / Ponnelle plutĂŽt sombre et cynique, bascule vers une formidable leçon de courage et de volontĂ© humaine. VoilĂ aussi qui rĂ©pare l’oubli actuel dans lequel s’Ă©teint la partition : Ulisse est l’un des rĂŽles les plus importants de l’opĂ©ra baroque italien. Et EG Toro nous le rappelle avec force argumentation.
On suivra pas Ă pas les Ă©tapes qui prolongent les reprĂ©sentations d’Ulisse par I Gemelli de ce mois d’octobre : le disque est annoncĂ© dans un an, Ă l’automne 2022.
LIRE aussi notre prĂ©sentation dâUlisse par I Gemelli.
http://www.classiquenews.com/geneve-emiliano-gonzalez-toro-chante-ulisse/
______________________________________________
CRITIQUE, opĂ©ra. GenĂšve, Victoria Hall, le 26 octobre 2021. MONTEVERDI : Le Retour dâUlisse dans sa patrie.
Distribution :
Emiliano Gonzalez Toro | Ulisse, direction
Rihab Chaieb | Penelope
EmĆke BarĂĄth | Minerva / Amore
Carlo Vistoli | Humana FragilitĂ
Zachary Wilder | Telemaco
JérÎme Varnier | Nettuno / Tempo
Philippe Talbot | Eumete
Fulvio Bettini | Iro
Ălvaro Zambrano | Eurimaco
Mathilde Etienne | Melanto
Anthony LeĂłn | Giove / Anfinomo
Lauranne Oliva | Giunone / Fortuna
Angelica Monje Torrez | Ericlea
Anders Dahlin | Pisandro
Nicolas Brooymans | Antinoo
Ensemble I Gemelli