vendredi 29 mars 2024

Robert Schumann: Genoveva. ONL, Jun Märkl Lyon, Paris, les 5 et 7 juin 2010

A lire aussi
Robert Schumann,
Genoveva
, 1850

Lyon, Auditorium, samedi 5 juin 2010
Paris, Salle Pleyel, lundi 7 juin 2010

Version de concert
O.N.L. , Chœur Orchestre de Paris, solistes : dir. Jun Märkl


On a tellement dit que Schumann n’était pas un bon symphoniste…alors, son opéra ! Vous avez dit : opéra ? Oui, le seul qu’il ait mené à bon port : Genoveva, ici donné dans sa version de concert. Et en cette année d’anniversaire-naissance, voilà une superbe occasion de nuancer les jugements tout faits sur le compositeur qui, en 1849, et à travers une légende médiévale lance un regard d’une beauté troublante sur l’amour toujours menacé.

Prière du soir et du matin

« Connaissez-vous ma prière du soir et du matin ? C’est l’opéra allemand », disait Schumann en 1842. Très ressourcé à La Flûte Enchantée mozartienne, à Fidelio de Beethoven, à son prédécesseur immédiat Weber qu’il admire tant, et avec moins d’essais que n’en fit Schubert dans ce domaine, l’auteur du Dichterliebe ne figure pas au palmarès des « compositeurs lyriques allemands du XIXe ». Est-ce à cause de l’écrasante rivalité que lui fit subir – à Dresde même, où ils travaillèrent « ensemble », – l’œuvre géniale d’un certain Wagner, alors « père » de Tannhaüser et de Lohengrin ? Il y a surtout la pression sociale, culturelle et quasi-commerciale qui en cette époque exige qu’un compositeur digne de ce nom s’illustre avant tout à la scène, où l’on est cerné par les Italiens et Rossini – « Rossini über alles », disait à Vienne un Beethoven douloureusement ironique -, puis « la descendance » complexe et si riche où étincellera Verdi, et aussi par « Il Signor Giacomo », ce Meyerbeer dont le critique Schumann ferait volontiers sa « tête de turc » mais dont il ne peut que reconnaître et subir le rôle de modèle international…

J’hamlétise

Le même jeune Schumann, à vingt ans, ne jurait côté théâtre, que par Shakespeare – « j’hamlétise », aurait-il pu dire comme un poète du siècle suivant -, et il ne cessera plus de caresser l’idée d’adaptations lyriques de son idole anglaise. Tout comme, en littéraire absolu qu’il demeure toute sa vie, il songera à son cher Hoffmann, puis au fascinant Faust, à l’Espagnol baroque Calderon, puis à Byron, – en tout, une vingtaine de projets, esquisses et ébauches -, en recherche d’une « œuvre d’art totale » que son collègue sinon ami Wagner – dont il reconnaît avec objectivité le pouvoir créateur, la réciproque demeurant fluctuante de Richard à Robert – est en train de faire passer dans le réel. Des approches d’opéra, certes – les Scènes de Faust, vrai-faux opéra comme La Damnation berliozienne, une « musique de scène bâtie en mélodrame », Manfred d’après Byron – mais un seul opéra qui « joue le jeu », Genoveva, d’ailleurs vite passé aux profits et pertes de la postérité qui recopiera sans se lasser par un réexamen les stéréotypes sur Schumann invalide symphoniste et bien sûr « lyrique de scène ». L’affaire est embrouillée, parce que cela coexiste avec des musiques chorales et orchestrales, elles-mêmes voisinant avec l’oratorio, et dont Le Paradis et la Péri, Le Pèlerinage de la Rose et le Requiem pour Mignon donnent les images hautement poétiques. On voit bien aussi qu’avec son unique opéra Schumann puise dans la mode médiévale, revenue en honneur avec le romantisme qui joue avec la notion de paradis perdu (et parfois pour des raisons de re-conversion idéologique, vers la rédemption chrétienne contre la modernité dans l’histoire en marche par la Révolution).

« Une page d’histoire de la vie humaine »

Mais qu’en est-il en arrière-plan symbolique de cette œuvre commencée au printemps 1847 et achevée à l’été 1848 – c’est une marche sinon forcée, du moins fort convenablement rapide pour Schumann qui alterne l’écriture foudroyante et le perfectionnisme procrastinateur, d’autant qu’à la scène il continue son Faust et profile son Manfred -, mais qui souffre dès l’origine d’un bâti dramaturgique bien composite. Sur donnée de légende médiévale, Tieck et Hebell (à qui il empruntera le texte de son bouleversant mélodrame voix-piano, L’Enfant de la Lande) sont « retravaillés »pour adaptation par son ami Reinick. Car Schumann, le plus cultivé des musiciens, n’a pas la délicieuse et égoadmiratrice simplicité de Wagner qui s’écrit d’emblée ses livrets (peut-être aussi Richard n’a-t-il pas l’intime conviction du génie spécifique des poètes et des romanciers de tous les temps, mais c’est une autre histoire), et en déléguant il erre trop longtemps. Même si tardivement il cherche à réinstaurer davantage d’équilibre entre «Märchen hagiographique de Tieck, qui écrit d’après la Légende Dorée et le ténébreux romantisme de Hebbel », en court-circuitant la « fade adaptation » de Reinick et en composant « une page d’histoire de vie humaine »

Le fiasco de sa vie

On est en Haut-Moyen-Age, à Trêves, où un Siegfried (ne suivez pas mon regard vers…), comte palatin, part guerroyer avec Charles Martel contre les Infidèles, et confie sa belle et vertueuse épouse Geneviève (de Brabant) à son intendant Golo (ne confondez pas avec une autre orthographe de la 2nde syllabe). L’opéra nous contera les jeux de l’amour et de la machination remplaçant le hasard pour Golo, très épris de la châtelaine, et qui fait appel à sa nourrice Margaretha – un brin sorcière – pour perdre une Geneviève un temps sensible à ses avances. Sur le plan de l’écriture dramaturgique et musicale, Schumann innove à sa façon sophistiquée et en se montrant, dit Rémy Stricker… « tout à fait inefficace, avec un jeu de connexions thématiques infiniment plus subtil que le leitmotiv et qui fonctionne le plus souvent par allusions. » La durée, l’éloignement et le tressage des « citations » font que « cette manière de faire appel au subconscient auditif est moins repérable que les balises wagnériennes. » On y ajoutera que les « numéros s’enchaînent », les récitatifs sont plutôt mélodiques, et les arias tirent vers la déclamation. « Dans ce ton universellement lyrique, l’orchestration très fine » gomme les contrastes… Bref, une sorte d’anti-opératisme- au sens spectaculaire du terme – qui dessert la cause publique en intériorisant l’action et l’expression générale ou particulière. Et Schumann, qui croyait avoir composé une œuvre capable de l’imposer sur la scène européenne, se heurte à la concurrence « loyale » de Lohengrin, à la « déloyale » du Prophète de Meyerbeer ( son article de critique sera remplacé par…une croix mortuaire !), à des interprétations sans ressort et tardives (la révolution de I848 en Allemagne change les plans) : en tout trois représentations ( à Leipzig, juin 1850 :un succès d’estime), et une posthume par Liszt (en 1855, à Weimar), qui en 1850 lui avait préféré…Lohengrin. « Ce demi-succès, commente Brigitte François-Sappey dans son indispensable ouvrage chez Fayard, est le fiasco de sa vie ».

Robert et le rapt de Clara ?

Scrutant plus avant les structures musicales et psychologiques de Genoveva, B.François-Sappey tente une passionnante lecture en profondeur du livret et de sa traduction par Schumann, en s’appuyant notamment sur la complexité du personnage de Golo, qui pourrait se contenter d’être « le méchant-point-à-la-ligne », mais en réalité forme avec Siegfried et Geneviève un trio qui anticipe sur la géométrie du Tristan wagnérien (avec Isolde et le Roi Marke).En ces temps printaniers d’Onfrayosité galopante, la France redispute pour savoir si l’œuvre freudienne, comme un certain sonnet d’Oronte chez Molière, « est à mettre franchement au cabinet », et si l’interprétation par la psychanalyse est un vrai (cache ?) -« misère de la philosophie ». En tout cas, les ouvrages de qualité – et dans la seule langue française – n’ont pas manqué, ces 30 dernières années, pour évoquer un diagnostic rétrospectif des raisons et modalités de la folie schumanienne, de ses rapports avec le génie : Christian David, Philippe André, Michel Schneider, Rémy Stricker, Brigitte François-Sappey ont travaillé à la lumière de notions qui permettent de mieux sonder les énigmes : la folie et l’inspiration, la lecture de l’atteinte physiologico-psychiatrique (3e stade de la syphilis, paralysie générale, psychose maniaco-dépressive ?), la construction symbolique et subconsciente de l’œuvre autour des traumatismes enfantins et ultérieurs…. B.François-Sappey insiste, à partir de la très originale ambivalence de Golo – « est-il bon, est-il méchant ? », selon la question du théâtre de Diderot ? -, sur une identification possible et même fort lisible de Robert avec le «chevalier-musicien » qui dérobe la femme de son seigneur-mentor parti faire le héros, au cœur d’un trio où sa culpabilité du « rapt » de Clara Wieck enlevée à son Père n’aura cessé de le tourmenter jusqu’à se transformer, les derniers temps de sa vie, en obsession d’un rachat de la faute. Sont-ils tous « manipulés » d’en haut par un destin – pour reprendre la notion romantique -, ou d’en bas et en eux-mêmes par les pulsions d’un inconscient dont on saura « plus tard » la prégnance et, parfois, les moyens de le « raconter » pour tenter de l’exorciser ?

Une affligeante erreur judiciaire ?

Quoi qu’il en soit de ces lectures, la version de concert inscrite dans la saison lyonnaise et dirigée par Jun Märkl est superbement à sa place dans une célébration schumannienne (1810-2010) qui peut ici donner l’occasion de réparer « l’une des plus affligeantes erreurs judiciaires de toute l’histoire musicale », comme la dénonçait le musicologue Alfred Einstein. En l’absence remarquable de l’Opéra Lyonnais – qui eût bien fait de se pencher sur « le cas Genoveva », c’était l’année ou jamais… -, nous serons donc à l’Auditorium, puis les Parisiens à la Salle Pleyel, en situation idéale d’appréhender les beautés musicales complexes, même si trop peu « spectaculaires » de cet opéra si unique, ses tensions vers un lyrisme sombre et parfois éthéré, ses aspects de fantastique aussi où le fait basculer Margaretha. L’Orchestre National (ONL) qui sous la baguette de son chef titulaire, montre d’éminentes qualités symphonistes pour ce compositeur, sera renforcé par le Chœur de l’Orchestre de Paris (dir. Didier Bouture et Geoffroy Jourdain). Les quatre principaux solistes, eux aussi allemands, témoignent par leur présence et leur engagement, de l’importance d’un tel événement. Matthias Goerne (Siegfried) est probablement le plus éminent schumannien du quatuor– ses concerts et ses enregistrements de lieder en témoignent hautement -, Anna Schwanewilms – qui a déjà été Genoveva sur scène – est une éminente straussienne et wagnérienne, ainsi pour ce dernier domaine, que Birgit Remmert ; il reviendra au jeune Matthias Klink, plutôt connu comme mozartien, de traduire la sombre complexité de Golo. Puissent-ils tous nous faire atteindre, par les voies schumanniennes, au même pays rêvé que les lecteurs de Proust « reconnaissent » quand le Narrateur-enfant regarde les projections de la lanterne magique où Golo et Geneviève de Brabant cheminent et souffrent : « Je ne peux dire quel malaise me causait cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que j’avais fini par remplir de mon moi… » Allez, en avant la transtextualité, et vivez-la bien aussi dans les salles de concert !

Schumann: Genoveva, opéra romantique. Lyon, Auditorium, samedi 5 juin 2010, 20h30 ; Paris, Salle Pleyel, lundi 7 juin, 20h. O.N.L., Choeur Orchestre de Paris, Solistes, dir. Jun Märkl. Robert Schumann (1810-1856) : Genoveva (version de concert). Information et réservation : Lyon, T. 04 78 95 95 95 ; www.auditorium-lyon.com et Paris : www.sallepleyel.fr

Lire aussi notre dossier Genoveva de Robert Schumann

Illustrations: Robert et Clara Schumann (DR)

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