vendredi 29 mars 2024

Quimper. Théâtre de Cornouaille, mercredi 31 mars 2009. Philippe Hersant : Le Château des Carpathes (1992). Karen Wierzba (La Stilla). Laurent Petitgirard, direction. Michel Rostain, « mise en images »

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Château des illusions

On connaît Philippe Hersant dans la forme brêve et intime, -non moins intense et profonde-, excellent chambriste, étonnant (re)lecteur des genres anciens (sur un mode religieux et poétique comme en atteste la récente création d’Helldunkel (Clair obscur, d’après une sélection de poèmes de Catherina Regina von Greiffenberg, commande du Festival d’Ambronay 2008, repris en juin prochain aux Voix du Prieuré 2009). Le Théâtre de Cornouaille à Quimper remplit pleinement sa mission première comme « Centre de création musicale » en produisant (avec le concours de l’Opéra de Rennes) cette reprise du Château des Carpathes, opéra créé en version de concert à Montpellier en août 1992 (puis en version scénique, même lieu, en 1993). L’Orcheste de Bretagne est également associé à l’événement car le compositeur en résidence auprès de la phalange bretonne, offre ainsi l’un des temps forts de sa saison musicale 2009. Dommage cependant qu’il n’ait pu, comme il l’aurait souhaité, « améliorer » certains passages de la partition (ajustements spécifiques dans les commentaires de l’orchestre pour le tableau de l’Auberge à l’acte I, par exemple) – affinages de détail, certes mais si utiles pour la fulgurance finale. Quoiqu’il en soit, à Quimper, la proposition est d’autant plus opportune que l’on s’étonne de ne pas voir l’œuvre de Philippe Hersant, jouée davantage sur les scènes de théâtre, d’autant que son sens des climats, de l’orchestration, de la caractérisation psychologique, le distinguent parmi les meilleurs compositeurs contemporains en France.


Opéra majeur


L’audition de la partition confirme la valeur de l’ouvrage parmi les plus passionnants du XXème siècle. Nous tenons là une œuvre maîtresse, dans la forme comme dans le fond, revisitant en la sublimant par les arts de la scène et les possibilités visuelles, actuelles et futures, (comme nous l’expliquerons plus tard), l’action imaginée il y a, déjà, plus de 100 ans par un Jules Verne, lui-même visionnaire à son époque (1892).
Sens de la langue, et même amour de la prose poétique, jouant des références littéraires (empruntant à Hugo, mais aussi L’Arioste et Novalis)…, génie des climats instrumentaux (écoutez la fanfare spectrale des cuivres, d’un lugubre à la fois opulent et cynique, préludant et accompagnant le personnage du baron dans le tableau II, dans le château; la harpe, -aux vibrations si essentiellement bel cantistes-, quand La Stilla entonne son air funèbre; de même l’océan des cordes qui ponctue l’action du jeune Franz en quête de son aimée, morte trop tôt…), maîtrise des actions mêlées aussi (visions simultanées de l’aubergiste tirant les cartes du tarot et de Franz voyant la Stilla sur l’une des tours du château ; délire italien du baron parodiant l’action de Roland à la recherche d’Angélique en parallèle au cheminement de Franz dans le château…) : dans l’écriture lyrique, Philippe Hersant fait preuve d’inventivité et de trouvailles passionnantes.
Le roman de Verne y trouve une transposition musicale de son sujet, particulièrement créative où la musique développe de superbes climats : il s’agit d’un opéra d’atmosphère, entre lugubre, fantastique gothique, étrangeté, mystère, technologie… les registres sont riches, variés; les thèmes abordés dans le sillon de Verne, foisonnants, comme irrésolus, et pourtant, magnifiquement architecturés par l’écriture du musicien… tous fusionnent en une scène captivante qui fonctionne et saisit de bout en bout.

Au centre de l’intrigue, le personnage de la Diva
: « La Stilla » ; étoile napolitaine qui donne dès le début de l’opéra son dernier air tragique : un lamento prenant, où Philippe Hersant recycle, non sans virtuosité et poésie, l’histoire lyrique, du baroque (Monteverdi) au vérisme Puccinien (en particulier comme le compositeur a pu nous le préciser, en référence à Manon Lescaut). Invoquant le destin, n’aspirant qu’à mourir, la chanteuse s’enflamme et se consume en une ultime torche vocale et s’écroule, sans vie, dès la fin de son premier air ! Le compositeur l’a pensé ainsi, au préalable. Il avait déjà tout construit : l’opéra devait s’appuyer sur ce premier air, puis sur son « double » augmenté des voix du baron et de Franz, dans le trio final éblouissant là encore, en intensité et en ciselure. Entre les deux airs, aux deux extrémités de l’ouvrage, -les seuls au demeurant où paraît la diva, condensée ainsi à une image chantante-, Philippe Hersant conduit le spectateur dans l’auberge près du château, puis dans le château proprement dit où paraissent le baron et son sbire (Orfanik qui est un rôle parlé).

« Tout prépare en définitive à la scène finale : à ce trio vocal, entre la soprano, le ténor et le baryton » précise Philippe Hersant. C’est comme si le compositeur avait voulu synthétiser toute l’histoire de l’opéra (en particulier romantique où souvent l’intrigue est un huit-clos entre les trois registres vocaux: une soprano aimée d’un ténor auquel s’oppose le baryton jaloux). Dans le rôle de la cantatrice, réduite donc à une icône, -réelle, incarnée pour son premier air ; virtuelle, dans son ultime-, la soprano est d’une justesse émotionnelle continue, offrant dans ce condensé de toutes les divas de l’histoire un visage troublant et émouvant, d’autant que dans le dispositif imaginé par Michel Rostain (plus « mise en images » que mise en scène), les traits de la chanteuse s’affiche en plans rapprochés sur une toile translucide au devant de la scène, devant l’orchestre, grâce à un dispositif vidéo qui enregistre en live sa performance lyrique (que le spectateur dès les premiers accords suit depuis sa loge sur un écran géant)… Il y aurait beaucoup à dire sur cette mise à nu, cet « étalage » de la diva, mise en boîte : qu’est que le chant ? A quoi tient l’identité, l’essence même d’une chanteuse ? Son image, sa voix, sa présence ? Sa trace est-elle autant véridique et signifiante que son existence originelle ? Le spectateur découvre la chanteuse qui se prépare, se maquille, regarde l’objectif puis rentre en scène. Qui voyons nous exactement? : une femme prête à chanter, une cantatrice déjà habitée par son personnage ? Tout est déjà dévoilé dès ces premières images : qui est-elle réellement cette créature, objet de toutes les attentes qui dans la partition n’a pourtant, in fine aucune existence individuelle ?


Chant virtuel pour le XXIè siècle


Tout cela est implicitement posé devant le spectateur… lequel comprend en définitive que l’enregistrement (son et image) de la diva est réalisé par le baron admirateur fétichiste… cette captation imaginée par Verne qui s’approprie et cite dans le roman les prouesses de l’enregistrement gravé grâce à Edison (et son magnétophone) fixe hors du temps, l’image et les traits de la diva avec d’autant plus d’acuité qu’elle meurt sur scène. 5 années plus tard, après ce premier air mémorable, le baron projette à l’infini dans son château, l’image virtuelle de la diva… comme s’il s’agissait d’un vrai récital. Artifice, illusion, machinerie qui combine fantastique et technologie à l’époque de Verne que la musique de Philippe Hersant, sinueuse, somptueuse, allusive restitue magnifiquement en climats captivants : l’opéra ouvre de nombreuses portes à l’imaginaire. C’est le propre du spectacle et de la scène lyrique en particulier : susciter le songe, le doute, le questionnement… faire du représenté, un enchantement critique qui parle autant à l’esprit qu’à l’oreille. La réussite est totale.

Et plus d’une fois, entre la vraie chanteuse sur scène (avant de mourir), son image géante sur l’écran devant l’orchestre, puis sa réitération dans le trio final, -agrémenté des deux vies de ses admirateurs-, l’écoute donne la sensation du vertige temporel : où sommes nous, certes dans la fiction : dans le présent de la narration, dans un rêve (ou un cauchemar), en une action hypothétique qui peut n’être ou n’avoir été qu’un songe fascinant?
Le propre du Château des Carpathes joue avec le vrai, son image qui peut être simulacre : il s’agit bien de l’essence même du théâtre et de l’opéra où chaque spectateur feint de croire à ce qu’il voit (comme le dit mot pour mot l’Aubergiste, elle-même trompée par les signaux illusoires que lui donne à contempler le machiavélique baron, ce qu’il fera aussi vis à vis de Franz auquel il expose l’image de La Stilla ressuscitée: cf illustration ci dessus…), où la réalité supposée du spectacle se substitue à toute vraisemblance. Voilà en quoi l’action fascine de bout en bout.
D’autant que le visible ici se déploie dans la perspective des plans sonores et visuels mêlés. En habile magicien des apparences, Philippe Hersant sait brouiller et enlacer les phrases musicales comme un mer liquide à l’activité continue: le compositeur se montre là encore d’une géniale invention. A l’époque de la création du Château des Carpathes (1992), les vidéastes et les installations vidéo n’avaient pas envahi la scène lyrique comme maintenant. La partition tout en respectant Jules Verne offre aujourd’hui de nouvelles possibilités d’autant qu’ici, le principe même d’une reconstruction visuelle virtuelle, l’idée d’une projection, sont inscrites dans la vérité du sujet romanesque. Les scénographes devraient s’approprier l’ouvrage car il permet des effets insoupçonnés, des lectures non encore envisagées. Le Château des Carpathes devrait stimuler les envies et les audaces visuelles au XXIème siècle.


Du lugubre, du sombre, du démoniaque


Sur la scène du Théâtre de Cornouaille, les chanteurs s’engagent dans un opéra qui, orchestral, n’en est pas moins vocal et prosodique. Le verbe tient une place majeure et il faut tout le tempérament d’authentiques interprètes pour relever le défi de chaque personnage : toute l’action passe par le chant : verbe projeté souvent halluciné, toujours exacerbé et radical. Car c’est un quatuor vocal en définitive que Philippe Hersant traite, offrant en particulier aux trois solistes, aux côtés de la soprano confinée à ses seuls deux airs d’entrée et de fin, trois rôles chantés, délirants, dont les solitudes exaltées et vibrantes expriment aussi le caractère du lugubre, du sombre, du démoniaque qui s’immisce dans toute l’œuvre. L’Aubergiste est un rôle de mezzo très caractérisé, femme solitaire terrifiée par ses propres visions ; le baron rappelle Nemo, un démiurge insomniaque qui s’est construit son propre univers et qui grâce à la machine, peut voir et revoir, entendre et réentendre celle qui le porte jusqu’à l’extase (stérile, narcissique) ; Franz est le seul rôle conçu dans l’action : c’est lui qui provoque les péripéties : sa quête de La Stilla dont il a aimé moins la chanteuse que la femme, le mène aux abords de ce Château, désireux de rencontrer ce baron qui comme lui admirateur de la diva, lui permettrait de comprendre comment son aimée est morte…

Karen Wierzba qui a déjà travaillé avec Michel Rostain entre autres dans l’opéra intimiste Sumidagawa de Susumu Yoshida (2007-2008), campe une diva bouleversante de justesse et, comble poétique (pour un rôle confiné à ne demeurer qu’une image), d’humanité : son lamento incandescent qui brûle sa pauvre âme sacrifiée (voglio morir) s’impose à la mémoire : devant la caméra, en grand écran, la soprano offre à cette image synthétique de toutes les divas, un visage constant d’intensité et de vérité, vocalement sans faille. Même nuance et même sens du mot (le diseur debussyste paraît avec évidence) chez le baron de François Le Roux. Chanteur autant qu’acteur, l’interprète concentre l’attention. Il faut de la carrure et de l’épaisseur pour distiller ce nerf palpitant entre folie et obsession chez celui qui demeure sous l’emprise du simulacre dont il est la victime terrifiante : voir et revoir dans une salle de son château dont le décor reproduit le San Carlo de Naples, La Stilla dans le dernier air qui l’a tuée !
Nous restons moins convaincus par le ténor Marc Haffner qui malgré une tenue vaillante n’évite pas des aigus tendus, ni vis à vis de l’Aubergiste de Sophie Pondjiclis qui n’a visiblement pas assez travaillé le rôle (pourtant crucial dans le I). L’Orchestre de Bretagne, sous la direction engagée de Laurent Petitgirard, fait entendre de somptueux accents, dévoilant dans la ciselure et la projection mesurée, l’infini raffinement de l’orchestration, cette caractérisation instrumentale dont nous avons parlé pour chaque personnage, mais aussi la subtilité miroitante de l’écriture, debussyste en particulier dans le II. Si La Stilla meurt dès la fin de son premier air, puis reparaît grâce au simulacre de la machine enregistreuse (en un trio magistral), c’est bien l’identité du chant qui rejaillit au terme de la partition : intensité de l’air originel qui trouble davantage encore au moment de sa réitération. Il n’est pas d’ouvrage plus envoûtant. En écrivant un opéra sur l’opéra, Philippe Hersant restitue toute la magie et le mystère que la voix diffuse.

Quimper. Théâtre de Cornouaille, mercredi 31 mars 2009. Philippe Hersant : Le Château des Carpathes (1992), opéra en un prologue et deux scènes, sur un livret de Jorge Silva-Melo, d’après Jules Verne (Le Château des Carpathes, 1892). Karen Wierzba (La Stilla), Sophie Pondjiclis (l’Aubergiste), Marc Hafner (Franz de Télek), François Le Roux (Baron de Gorz), Bernard Bloch (Orfanik, rôle parlé), Séverine Vermersch (« la femme à la caméra » ), Orchestre de Bretagne, Laurent Petitgirard, direction. Michel Rostain, « mise en images ». Opéra événement, à l’affiche à l’Opéra de Rennes, les 2 et 3 avril 2009, puis le 11 mai à Paris, salle Pleyel.

Illustrations: Le baron montre à Franz La Stilla dans son dernier air. La soprano Karen Wierzba (La Stilla) (DR)

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