vendredi 19 avril 2024

Genève. Festival Archipel 2009, Genève. Vendredi 20 mars 2009/ Quatuor Diotima : Lachenmann, Nono, Pesson. Installations S.Y.Pahg et K.Rosenberger

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Archipel 2009


Consacrée à la dialectique du silence et du bruit, la session 2009 de l’Archipel genevois s’est ouverte sur un espace chambriste de recueillement et de recherche : le Quatuor Diotima jouait des partitions dans l’intériorité de sa culture, Gran Torso, de Lachenmann, Fragmente-Stille de Nono, et en première suisse, Bitume, de Pesson. On pouvait aussi prendre contact avec les installations sonores-spatiales de Katharina Rosenberger et Sun-Young Pahg.

Un langage-michaux ?

Exemplaires Diotima ! Non seulement dans le parcours de ces encore bien jeunes instrumentistes il y a précocité, maturité, rigueur, absence de concessions, culture chronologiquement échelonnée, mais le choix des auteurs et des œuvres montre les Diotima descendant des sommets reconnus pour s’aventurer vers les presqu’îles de l’ultimité ou de la déconstruction. On ne peut rêver meilleurs initiateurs pour cette session d’un Archipel où la navigation s’accomplit entre les blocs violemment émergés du bruit et à travers les sargasses du silence. Et quelle pertinente introduction qui ouvre la série par un concert dont les Propylées – pour filer la métaphore de la Grèce Antique – seraient la Ruine et Reconstruction que Lachenmann édifiait de 1971 à 1988 dans Gran Torso pour quatuor à cordes ! On sait la radicalité du compositeur allemand et son concept de « virginité du son », évidemment au-delà de tout écho de mélodie mais surtout de l’organisation horizontale ou verticale, dans l’exploration d’une « musique concrète instrumentale ». La beauté historique du son agencé s’y remplace de son contraire, qui n’est pourtant pas la laideur, et un tel retournement dialectique invite même l’auditeur à se faire interprète en pénétrant « au cœur » de l’agencement des matières, et ainsi – pourquoi pas ?- à devenir matière, bois, vernis, cordes, là d’où naissent de nouveaux sons qui participent de l’horizon du monde. Donc on dira qu’au Commencement étaient le raclement, la torsion, le grognement, le sifflement, le grattement, le « vibrement », et au-delà de ces termes, des mots inventés en quelque langage-michaux, pour mieux comprendre qu’en faisant naître le bruit-pas-encore-classé-son, nous entendons, regardons, vivons au milieu de faisceaux d’énergie dont les archets, les crins, les cordes, les chevalets sont les révélateurs de friction, de percussion ou de caresse. Le contre-sens serait de rapporter cette syntaxe à une visée expressionniste, ou pis encore, illustrative de la comédie du réel ou d’une version sublimée « d’une porte et d’un soupir ». Non, c’est d’un tout autre « paysage-état-du-corps-et des- corps-sonores » qu’il s’agit, en réanimant la formule du Suisse H.F.Amiel, ou d’un « Guerre et Paix dans les brisements » en paraphrase de Michaux.

Et de là, il n’est sans doute pas interdit – la personnalité de Lachenmann est de celles qui « interdisent d’interdire » – de repartir, en tirant le rideau des horizons, vers « d’anciens éléments » que suggèrent les gestes inédits des instrumentistes : promenoir des archets qui patinent en larges cercles sur les cordes, cris d’hirondelles affolées, remuements dans la cage, ping-pong sur les cordes, pépiements et crécelles douces d’oiseaux mécaniques, menus tremolos, fondations sollicitées dans la maison hantée, battements ou… silences qui renvoient à notre vie corporelle. Ou bien, en se référant au matérialisme de Lucrèce dans l’Antiquité, vie intense et perpétuelle des atomes qui glissent et donc manifestent leur existence sur la pente inclinée (clinamen) : la vie mode poétique d’emploi, en somme ! Jusqu’à l’imperceptibilité, lieu extrême de l’interrogation et de la séduction, comme Pessoa le disait de l’intranquillité…


La tour du Neckar et San Michele

« Contre » ce degré zéro de l’écriture – d’où tout cependant peut repartir -, le maître de Lachenmann, Luigi Nono musicien vénitien de l’engagement en art, sut dans la dernière partie de sa vie, rompre avec le discours politique pour interroger – sans se renier en quoi que ce fût – les marges de l’à-peine-exprimable et en reconstituer une œuvre. Comme s’il était allé chercher son ultime vérité aux quartiers les plus oubliés de sa ville natale, au-delà de la Giudecca, peut-être même à l’île-cimetière de San Michele, comme s’il avait demandé ses Fragments de Silence (Fragmente Stille) aux poèmes d’Hölderlin écrits après la catastrophe de la « déraison », dans la tour-abri au dessus du Neckar, épaves et fantômes de la splendeur touffue des Hymnes et des Odes. Et son « réseau de 48 citations- clins d’œil » y est d’abord l’absence de voix, à peine une tension des instruments qui convoque une mémoire de Diotima, la triplement absente : par l’éloignement du temps où le poète écrivait Hypérion, par la mort de la femme qu’il avait appelée de son nom romanesque, et par la mort de sa propre lucidité. On y est encore parfois du côté des beaux sons, mais comme derrière une vitre, avec des bribes de choral, des ensommeillements, des frissons ténus, un souvenir de chant général à petites unités. Mais surtout des éclats, des crépitements, des claquements, des jardins d’insectes, des appels qui s’éloignent, de soudaines véhémences, des stridences d’effroi, comme si on s’exaspérait de ce qui est « tout proche et difficile à saisir » (le dieu, selon Hölderlin). La source primordiale n’est-elle pas là où « le silence est vie » ? Cependant, ainsi que l’avouait aussi le poète : « un signe, tels nous sommes, et de sens nul, morts à toute souffrance, et nous avons presque perdu notre langage en pays étranger. » Dans ces Fragmente, le Silence n’est pas seulement interstices, mais substance, et la fin si bouleversante du Quatuor, quand l’éloignement des sons les plus ténus finit par finir, tient de la métamorphose en éternel retour. Les Diotima y sont prodigieux de subtile intuition, d’équilibre tenu sur le fil au dessus du Styx.


Bitume, un cloître et un labyrinthe

Et entre les deux extrêmes de gravité – Lachenmann, Nono – il semble qu’ils auront pu jouer…comme en se jouant de l’écriture raffinée, en ruptures plutôt civilisées, pour une Sérénade-Chevauchée, Bitume, où Gérard Pesson « acclimate » les rudes leçons de ses aînés, passant de la fièvre quarte des tremblements aigus et de l’ironie parcellaire de rythmes pour automates à des songeries suspendues et à l’état d’esprit cousant vaille que vaille les pièces du rêve. Avant cette ouverture par le concert, on pouvait – au milieu du soir d’une Genève frissonnant sous la bise – se risquer sur le parvis de Plainpalais. La compositrice coréenne Sun-Young Pahg y avait installé – à ses risques et périls du froid et de la rumeur citadine – un « au fil du temps » qui restitue l’espace du cloître de Royaumont, retravaille les voix d’une liturgie, convertit en roulements très assourdis et en crépitements ténus l’errance de galets sur la terre-mère et de baguettes sur les colonnes. Cette belle et fragile expérience, pleine de retenue, requiert l’attention par sa pudeur aux franges du silence. En intérieur, la Room V de Katharina Rosenberger invite l’auditeur à un déplacement où l’étrangeté de la musique tient aussi à ce que la partition de cet Octuor n°3 se diffuse et « s’interactive » grâce au voyage même du visiteur. Les chaises vides où sont installés… des fantômes d’instrumentistes témoignent de ce « présent-absent » en labyrinthe : on se dirige vers une porte ou un mur qui se mettent à « réfléchir » autrement ; le centre de la Chambre V, si on y demeure, émet des appels, une partie du territoire est pavée de silences. Comme le citait Nono dans son Ode dédiée à Tarkovski (elle aura été jouée le dernier jour de la session), il n’y a pas de chemins, mais du cheminement. K. Rosenberger y a peut-être pensé : en tout cas, c’est à nous aussi d’inventer les routes, de récréer l’espace et le temps.

Genève. Palais Communal de Plainpalais, Vendredi 20 mars 2009. Quatuor Diotima : Luigo Nono (1924-1990), Fragmente-Stille ; Helmut Lachenmann (né en 1935), Gran Torso ; Gérard Pesson (né en 1958), Bitume. Installations Traces-Mouvements : Sun-Young Pahg (née en 1974), Au fil du Temps ; Katharina Rosenberger (née en 1971), Room V.

Illustration: Quatuor Diotima © G.Vivien

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