JOUER BEETHOVEN : les défis d’une vie. Le pianiste Pierre Réach poursuit son exploration de la planète beethovénienne. Son nouvel album (double cd comprenant les Sonates opus 1-3, 109-111) éclaire un regard profond et fraternel qui dévoile chez Ludwig, une cohérence visionnaire : en une confrontation féconde, qui porte l’espoir et le combat, le sentiment et la clairvoyance, les Sonates se répondent car elles manifestent l’idéal d’un seul homme. Grand admirateur de Kempff, Pierre Réach souligne chez Beethoven, sa force et sa bonté ; une indéfectible spiritualité humaniste. Comment aborder le massif des 32 Sonates ? Comment absorber leurs apparentes différences ? Comment rétablir leur unité profonde ? Quelle image de Beethoven laissent-elles envisager ?
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CLASSIQUENEWS : Pourquoi et selon quels critères avoir choisi les pièces de votre album ?
PIERRE RÉACH : Tout d’abord un grand merci de m’interroger sur mon projet de l’enregistrement de l’intégrale des sonates de Beethoven car parler de cela m’émeut toujours profondément. Une intégrale des 32 sonates est une véritable ascension d’un sommet qu’on est jamais certain de totalement atteindre ; on passe comme dans toute aventure un peu surhumaine par des moments de doute, de découragement aussi, même si l’on sent en soi une force intérieure inébranlable, une direction obligée, et un élan qui ne s’arrête en fait jamais.
Pour la première étape, je devais bien choisir, et ce seraient les deux premiers CDs parus il y a déjà quelques mois.
J’avais choisi les trois sonates de l’opus 31 car je les joue depuis mon plus jeune âge et j’avais été marqué toute mon enfance par Wilhelm Kempff dont je ne ratais pas un seul concert, et qui reste mon dieu dans ces oeuvres là.
La Sonate dite « La Tempête » berçait mes nuits, elle accompagnait aussi toute ma famille et tout naturellement je l’ai choisie avec ses deux soeurs d’un même opus pour commencer. Et comme je voulais faire aussi une sorte de confrontation (le mot confrontation a toujours été pour moi particulièrement beethovénien), je me suis lancé dans les trois dernières qui sont les trois plus grands pôle de l’âme humaine, le lyrisme, la générosité et l’acceptation de la dualité de la vie et de la mort comme une survie dans l’éternité.
Mais c’était la première étape.
La deuxième paraît ces jours ci et je répondrai à votre question très sincèrement pour les 9 sonates qui composent les trois CDs de ce deuxième coffret:
Je les ai choisies car chacune exprime un aspect du génie beethovénien: la première déjà revendicative et rageuse, voulant prendre position avec des contrastes nouveaux et un élan impressionnant, la 4ème qui est la première « grande sonate » pourrait-on dire du répertoire pianistique, très brillante, même magistrale, la 7ème dont le largo annonce déjà (et c’est pourtant une oeuvre de jeunesse) les drames schubertiens, la 10ème si aimable, tendre et même parfois drôle et enjouée, la 12ème avec la profonde et irrévocable Marche funèbre, la « Clair de lune » (ce titre n’est pas de Beethoven) qui exprime la passion, la Pastorale, l’Appassionata qui est un véritable cataclysme spatial, et pour finir la sonate dite « à Thérèse », véritable déclaration d’un amour plein de tendresse et d’espérance.
CLASSIQUENEWS : Evidemment l’écart entre les Sonates de jeunesse et celle de la toute fin saute aux yeux. La confrontation produit quel enseignement pour vous ? Comment dialoguent-elles de part et d’autre de la longue évolution de Beethoven ?
PIERRE RÉACH : Ce qui me parait unique chez Beethoven et en particulier dans ses sonates, c’est justement la confrontation mais on pourrait parler d’une confrontation avec lui même. Tout est déjà là, prenez par exemple le sublime largo de la 4ème (opus 7). Les mêmes harmonies (également en do majeur, vous les trouverez dans l’arietta de l’opus 111 !). Il y a déjà « un peu d’Appassionata » dans la première (également en fa mineur), et pensez que les opus 31 dont pas mal de mouvements sont écrits dans la joie (la sonate dite « Boiteuse » ou toute la sonate en mi bémol opus 31 n°3) ont été écrites au moment du testament d’Heiligenstadt ! Comme si Beethoven avait eu et en même temps, plusieurs vies, et passait de l’une à l’autre comme dans des univers différents qui n’appartiennent qu’à lui.
CLASSIQUENEWS : A propos des 3 Sonates finales, quels sont les défis pour l’interprète, et quels aspects de Beethoven dévoilent-elles?
PIERRE RÉACH : Je viens de vous dire que les défis ne changent pas car le message est universel. Il y a l’éternité dans le largo de la 4ème comme dans l’ariette de l’opus 111 et pensez que la générosité, la bonté de l’opus 110, on les sent de la même manière dans le deuxième mouvement de la Pathétique opus 13. Sans doute dans les dernières, il y a à la fois plus de dépouillement (plus c’est dépouillé, plus c’est difficile), un côté parfois « gauche » ou anti pianistique car souvent ce ne sont plus les touches d’un piano mais les quatre instruments d’un quatuor, mais la responsabilité de l’interprète est la même. Je dirais même qu’elle est justement plus grande dans les premières sonates où il doit les élever aux plus haut tandis que les trois « monstres » ultimes (je parle des trois dernières) sont si indiscutables qu’ils s’imposent un peu déjà par eux mêmes.
CLASSIQUENEWS : Depuis que vous jouez ces Sonates, votre regard et votre compréhension ont-ils changé, évolué au fur et à mesure de votre propre parcours ?
PIERRE RÉACH : Oui, bien sûr, et ce n’est que le début ! Je n’écoute jamais mes disques, même si j’en suis un peu content. Chaque jour qui passe nous transforme, nous donne une nouvelle vision de chaque chose de la vie et il en est de même dans la musique. Ce que je peux vous dire c’est ce que m’a prédit la pianiste Edith Fischer et elle avait raison: « Pierre quand tu seras arrivé à les jouer toutes, tu te sentiras un autre homme! ». Oui je suis devenu différent et je suis heureux de cela. C’est grâce à Beethoven!
CLASSIQUENEWS : Comment abordez-vous ces Sonates : comme des défis jamais totalement surmontés ou comme une source intarissable de dépassement et d’approfondissement ?
PIERRE RÉACH : Un défi doit rester un peu inhumain, ne pas avoir de réponses ou de solutions, donc bien sûr, je ne surmonterai jamais tout cela. Mais que de joies, de bonheur quotidien et j’écoute aussi mes collègues différemment dans Beethoven et curieuse chose, je les aime plus ou encore plus ! C’est peut-être cela la complicité…
CLASSIQUENEWS : Quelle vision avez-vous de Beethoven ? Quelle image vous vient à l’esprit ?
PIERRE RÉACH : Avant tout la Bonté, la générosité humaine. Ecoutez le thème de l’opus 109, le début de l’opus 110, le premier mouvement du concerto pour piano n°4, celui pour violon, sa musique de chambre, les cinq admirables sonates pour violoncelle, et avant tout les quatuors. Qu’y a t’il de plus « bon » que le deuxième mouvement de l’opus 59 ? Mais aussi, en plus du défi permanent dont vous avez parlé, l’audace de savoir dire « non ». Savoir ne pas accepter n’importe quoi, savoir toujours espérer et croire en l’Homme. Beethoven était grand car il croyait en l’Homme. C’était une véritable foi, pas religieuse mais profondément humaine.
CLASSIQUENEWS : Une anecdote sur l’enregistrement ? Un épisode qui vous a marqué pendant les sessions de l’enregistrement ?
PIERRE RÉACH : J’ai la chance d’être enregistré par Etienne Collard. Il a su trouver une prise de son fidèle à ma nature, il a parfaitement su adapter ses micros à ce qu’il sentait dans mon jeu, mais quand on enregistre Beethoven, peut-être plus que tout autre compositeur, ce qui compte avant tout, et fait oublier tout le reste : être et rester VRAI. Et je voudrais continuer dans cette direction.
Propos recueillis en janvier 2023
Photos : Cristina Balcells
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CD événement. BEETHOVEN : Sonates opus 1, 2, 3, 109, 110, 111 / Pierre Réach, piano (1 cd Anima records). LIRE ici notre critique complète du cd Beethoven par Pierre Réach : … « Le voici ce Beethoven âpre, expérimental, hors normes, conquérant d’un monde nouveau, créateur d’une musique inédite pour une ère future ; de romantique, Ludwig a la passion chevillée au corps ; classique et moderne à la fois, il réinvente les formes (ainsi le sens profond de la fugue ou du plan sonate) transmises par Haydn pour les transcender vers l’inouï et l’inconnu. Le triptyque de l’opus 31(cd1) atteste du bouillonnement et cathartique et spirituel, de cette forge musicale en constante progression… »
PLUS D’INFOS sur le site de Pierre Réach : https://pierre-reach.com/