samedi 3 mai 2025

Paris. Opéra Bastille. Le 17 février 2010. Giuseppe Verdi: Don Carlo (version italienne). Sondra Radvanovsky, Ludovic Tézier. Carlo Rizzi, direction. Graham Vick, mise en scène

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Opéra des ténèbres

Nous retrouvons la mise en scène très lisible de Graham Vick qui laisse l’action se déployer sur scène, mettant en lumière les situations collectives comme le huit-clos qui cimente le sort des 6 protagonistes entre eux. C’est une Espagne terrible et violente, à feu et à sang, qui broie chaque être s’il ne sert pas les intérêt de l’autel; société barbare et inhumaine, dominée par la terreur et la discipline que font régner Philippe II en théocrate, et son inspirateur, le grand inquisiteur.
Au centre du dispositif, Graham Vick a placé une immense croix, creusée dans la scène; ses diverses apparitions expriment la vision de la Foi selon les partis en présence: vision double, opposée et complémentaire à la fois, qui découpe dans les immenses parois à jardin et à cour, deux ouvertures colossales en forme de croix elles aussi, tour à tour, blanche et noire. C’est une source de fraternité et d’amour pour le parti de la Reine auquel se rallie évidemment l’Infant Carlos, le marquis puis duc de Posa et les partisans de la Flandre; c’est un foyer ardent d’une autorité radicale et foudroyante pour le Roi et le grand inquisiteur; en outre ce dernier, même s’il est « réduit » à une ombre en robe blanche, sait encore distiller son venin et soumettre l’autorité royale (l’autel plus fort que le trône): à ce titre, la confrontation entre les deux hommes (acte III, dans le cabinet du Roi) est un grand moment de cynisme politique.
D’ailleurs, Verdi en génie dramaturge, ne manque pas de réalisme mordant voire sarcastique: sur les traces de Schiller, le compositeur perce la contradiction dans le coeur des hommes: Philippe II y paraît en souverain puissant, redouté, indiscutable (voir la scène de l’autodafé où le metteur en scène représente une apologie spectaculaire de la monarchie) mais aussi en solitaire aigri, voire terrifié qui cependant s’il reconnaît par exemple la valeur de Posa, se montre intraitable vis à vis de son fils Carlos et surtout de son épouse Elisabeth: dévoré par ses sentiments, Philippe avoue tout au long de son long air (début du III) : elle ne m’a jamais aimé. Monarque omnipotent, le Roi est dans son fort intérieur, un coeur déchiré…
De son côté, propre à Schiller, la jeunesse, amoureuse et vertueuse, libertaire et impétueuse, est sacrifiée sur l’autel des vieux systèmes: toute la musique de Verdi s’y concentre et nous offre des duos extatiques admirable (Carlos et Elisabeth). Tout idéal est ici-bas irréalisable: l’amour, l’amitié, la libération des peuples soumis. Aux héros, un seul pays: le ciel.

Dans une action complexe, autant politique que sentimentale, la vision de Graham Vick est d’autant plus noire et désespérée que l’Infant n’est pas sauvé in extremis par le fantôme de Charles Quint (comme les didascalies le précisent) mais il est ici percé par les épées des gardes de son père, sur une croix lumineuse, qui en exaltent la valeur de sacrifice. Le père tue le fils. Efficace, épurée, mais aussi ténébriste voire glaçante, la mise en scène sait aussi composer de superbes tableaux: au début, évoquant le cloître du couvent de Yuste où les moines (dont Carlos en retraite), méditent autour d’un brasier de cierges; dans l’épisode de l’autodafé (acte II), où Graham Vick a placé en fond de scène, un immense retable baroque qui est aussi une façade d’église, dont les marbres et les ors synthétisent tout la grandeur de l’Espagne catholique. Pour le reste, l’homme de théâtre compose une symphonie des ténèbres, où l’ombre dévore peu à peu tout idéal. Sa lecture est directe, sans encombrements scéniques d’aucune sorte: elle souligne la violence du drame et dans les confrontations nombreuses entre les protagonistes, l’activité des solitudes dévastées, impuissantes.

Verdi chambriste

Dans la fosse, Carlo Rizzi (auquel nous devons l’excellente version de La Traviata avec Anna Netrebko et Rolando Villazon au festival de Salzbourg 2005, dvd édité chez Deutsche Grammophon) fait un travail remarquable en terme de finesse et de couleurs: sous sa baguette qui détaille, approfondit, cisèle chaque phrasé, les musiciens de l’Orchestre national de Paris dévoilent un Verdi chambriste, révélateur des psychoses et des doutes, des solitudes et des rêves sacrifiés. Attentif aux équilibres plateau/fosse, soucieux de la projection du texte comme nerf de l’action, le chef sculpte chaque climat, réussit des atmosphères saisissantes: il souligne les individualités en souffrance. Et chez Verdi, les traits géniaux du dramaturge. Le résultat est exceptionnel!

2 tempéraments exceptionnels: Radvanovsky et Tézier

Deux piliers composent l’attraction du plateau vocal: la Reine de Sondra Radvanovsky et le Posa de Ludovic Tézier. Si l’on trouve le baryton un rien lisse, voire désimpliqué en première partie (précisément jusqu’à l’autodafé), quoique d’une musicalité onctueuse, le chanteur donne toute la mesure de sa distinction vocale autant qu’expressive, dans la scène où il retrouve Carlos en prison (fin du III) pour lui dévoiler qu’il s’est dénoncé à sa place: l’homme y attend la mort, prêt à payer au prix de sa vie, son acte de suprême loyauté: puissance, subtilité, mâle tendresse… : le baryton était à son sommet pour une mort héroïque. Humaine, victime blessée et toujours digne, aux aigus déchirants et puissants, Sondra Radvanovsky est d’une captivante sincérité de bout en bout: on n’avait pas écouté une Elisabeth aussi tendre, intense, même bouleversante dans sa dernière scène avec Carlos. Auparavant son grand air, au pied du tombeau de Charles Quint, auquel elle s’adresse (Tu che le vanità conoscesti del mondo) est un prière magistrale sur les vanités du monde dont les accents de renoncement trouvent écho dans le motif récurrent de la croix: la forme creusée dans la scène, vide et crépusculaire, se fait alors sépulcre où repose tous ses rêves, définitivement enterrés.
Même l’épisode où la jeune femme d’abord fiancée à Carlos puis marié à son père Philippe, doit se justifier après qu’on ait fouillé le contenu de sa cassette personnelle, la chanteuse garde toute réserve et dignité: la valeur de la production se mesure ici: elle reste indiscutablement théâtrale, finalement plus action psychologique que grande fresque spectaculaire.

A leurs côtés, Luciana D’Intino (Eboli) qu’on a entendue en Amnéris dans une production d’Aïda édité par Bel Air classiques (Opéra de Zürich, mai 2006), peine souvent à articuler même si l’ émission ne manque pas de puissance: la chanson sarrasine est bien amenée, puis son « Don fatal » qui est un air de bascule, (celui d’une intrigante repentie), trouve un ton juste, malgré un manque de clarté dans la diction et une voix de plus en plus engorgée.
Le Roi de Giacomo Prestia se bonifie en cours de soirée: le baryton laisse la complexité de son personnage paraître en pleine lumière. L’époux dévoré par le soupçon et la jalousie (Elisabeth lui préfère définitivement son fils Carlos, sans cependant consommer l’adultère), l’homme admirateur de Posa mais prisonnier de sa charge, est finalement piégé par l’inquisiteur auquel il doit son pouvoir: il sacrifiera son fils et tuera son ami.
Parfois malmené et malgré des aigus serrés, le ténor Stefano Secco sait cependant ciseler son chant, en particulier dans les duos et les scènes intimistes, mais il est souvent couvert par ses partenaires et l’orchestre, par un manque de puissance.
On regrette que l’inquisiteur de Victor von Halem demeure en retrait: la voix montre des usures irréversibles. L’impact autoritaire et démoniaque du rôle en est escamoté, malgré la magnifique mise en scène de Vick pour chacune de ses apparitions.

Vision cohérente, direction ciselée, plateau vocal bénéficiant de superbes tempéraments (Radvanovsky et Tézier), voici un Verdi de très grande classe, qui s’appuie certes sur une production déjà vue (Vick l’a inaugurée déjà en 1998 soit il y a plus de 10 ans !), mais qui a conservé sa puissance esthétique originelle. La reprise répond à nos attentes: elle confirme la sensibilité atmosphérique du maestro Rizzi, indiscutable verdien, et révèle deux chanteurs époustouflants: la soprano américaine Sondra Radvanovsky et le baryton Ludovic Tézier. A voir sans hésitation jusqu’au 14 mars 2010 à l’Opéra Bastille. D’autant que les autres chanteurs devraient encore trouver leurs marques au cours des représentations.

Les amateurs de la version française de 1867 (en 5 actes dont le tableau initial de Fontainebleau) de Don Carlo (devenu donc Don Carlos et chanté en français) iront à Anvers au Vlaamse Opera où la production de Don Carlos, très attendue signée Peter Konwitschny est à l’affiche, simultanément à Paris, du 12 février au 13 mars 2010.

Illustrations: © A. Poupeney, Opéra national de Paris

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