mardi 16 avril 2024

Paris. Opéra Bastille, le 16 juin 2010. Richard Wagner: La Walkyrie. Robert Dean Smith (Siegmund), Ricarda Merbeth (Sieglinde), Katarina Dalayman (Brünnhilde)… Philippe Jordan, direction. Günter Krämer, mise en scène

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N’en déplaise à tous ceux qui restent agacés voire outrés par ce nouvel épisode du premier Ring de Bastille, avouons notre totale adhésion à la vision de Günter Krämer. On oublie que la Tétralogie est un détournement calculé et millimétré (par Wagner) des mythes et légendes afin de dévoiler le cynisme et la barbarie qui règlent toute vie terrestre, depuis des lustres, jusqu’aux origines de l’homme. La manipulation, le meurtre, le jeu des intrigues basses, l’hypocrisie règnent dans un monde déshumanisé et désenchanté. Comment s’étonner alors que le metteur en scène prenne ici, sur les planches de Bastille, le parti du mordant, de l’acide, du réalisme cru (jamais vulgaire) tout en préservant quelques tableaux réellement enchanteurs?


Féerie du désenchantement

La Walkyrie, première journée, après L’Or du Rhin qui est un prologue annonciateur, dénonce le sacrifice de l’amour le plus pur au nom de la morale bourgeoise. C’est la destruction assumée de tout sentiment au nom du calcul et de la loi des contrats (dictés par Wotan).
Le dieu des dieux échoue définitivement: son abdication est bien le sujet central de l’opéra. Il renonce à créer ce héros (ennemi ami, indépendant, libre) propre à sauver sa race (et le monde); il abandonne désormais toute ambition, et laisse à Albérich le Nibelung, son rival, le soin de reprendre la main; surtout il sacrifie ce qu’il a de plus cher, l’amour de sa fille, Brünnhilde (née de ses amours adultérins avec Erda)…: pauvre dieu, défait, amer, tragique. Wagner n’épargne rien à son héros: il ne peut que l’assister dans cette chute déjà concrète: la mise en scène est d’une clarté lumineuse à ce titre, jusqu’au II, où cédant malgré lui aux invectives de sa femme à la morale étroite, Fricka (offusquée par l’amour des jumeaux incestueux), Wotan se soumet non sans amertume et rage: il jette les énormes lettres qui avaient proclamé jusque là, (en particulier dans le prologue L’Or du Rhin), la réalisation de son rêve expansionniste et mégalomaniaque: de « GERMANIA », l’intitulé devient « MANIA »: la suprême ambition qui l’a porté à édifier le Walhalla, palais miraculeux, s’écroule au point de n’être que la manie d’un petit dieu désormais dépassé, sans avenir…, petitesse dérisoire d’un dieu soumis à la tyrannie domestique de sa femme.
Le dernier tableau est de la même inspiration, d’une clarté éloquente qui souligne aussi la cohérence de la vision d’ensemble. A la lune blanche irréelle éclairant un verger paradisiaque (quand la Walkyrie annonce au II, à Siegmund qu’il doit mourir mais rejoindra le paradis des preux), répond à la fin du III, un paysage dévasté, comme carbonisé après l’incendie… Ce feu que suscite Wotan pour protéger le sommeil de sa fille déchue, s’est fait force de destruction: là encore il s’agit bien de l’effondrement d’un monde, d’une ambition, d’un désir.
Tout l’imaginaire et l’espérance d’un dieu recréateur sont partis littéralement en fumée… La vision de Günter Krämer est d’autant plus légitime que Wagner n’a jamais souhaité un théâtre décoratif ou historicisant mais un spectacle lucide et conscient, en miroir de sa conception du monde et des hommes (plutôt noire et désenchantée comme nous l’avons dit).
Or en septembre 1854, c’est à dire quand il compose La Walkyrie en particulier l’acte II, le compositeur découvre la philosophie de Shopenhauer: tout l’opéra et les épisodes suivants sont pénétrés par ce choc irréversible. Le regard de Wagner est noir, glacé, terrifiant. Il peint un monde où tout amour est impossible. Où tout désir mène à l’anéantissement. Au II (acte capital), la scénographie de Günter Krämer met l’accent sur la scène conjugale entre Fricka et Wotan, puis la fameuse confession du dieu à sa fille, Brünnhilde: une succession de tableaux que beaucoup trouvent inutile et « bavarde » mais qui paraît, au contraire, ici essentielle pour la compréhension du personnage de Wotan/Wanderer: à partir de cet acte II, on comprend désormais comment Wagner réorganise le système narratif et philosophique du Ring, en conférant à Brünnhilde la prééminence dramatique. A la fin de La Walkyrie, Wotan est un dieu anéanti.


Cohérence, justesse, opulence sonore

S’offusquer par conséquent pour la fameuse chevauchée qui ouvre le III, de ces Walkyries infirmières (toutes dévouées au traitement des corps meurtris, ceux des combattants morts), qui s’affairent dans une morgue, est déplacé: la cohérence de la mise en scène s’impose là encore. D’un réalisme sans masque, elle nous parle de la réalité de la guerre, du choc des combats, non plus en terme d’élans héroïques et d’images léchées (comme ici ceux qui veulent voir les fiers destriers des amazones casquées sont nombreux) mais bien de cadavres, de sang, de chair, de carcasses brisées. L’homme n’est qu’un automate manipulé servant des enjeux qui le dépassent (précisément la machine de guerre du dieu borgne). Cette morgue est la salle où l’on recycle les corps des guerriers décimés. C’est l’armée de Wotan, scrupuleusement engendrée par le rituel des 8 Walkyries guérisseuses, assignées à cette tâche. Nous montrer des hommes nus, étendus sur 5 tables d’opération, couverts de sang puis peu à peu lavés, régénérés, enfin se levant ressuscités… est une vision qui fonctionne très bien: l’armée des combattants de Wotan y gagne une vraisemblance indiscutable. Les spectateurs qui crient leur désapprobation face à ce réalisme cru feraient bien de relire Wagner et les enjeux de son théâtre: ils comprendraient que la mise en scène respecte l’esprit wagnérien qui n’est fait que de désillusion croissante, d’amertume cynique, de réalisme aigre. Le vocabulaire du metteur en scène adhère totalement au message wagnérien.

Mais, dans ce spectacle de la désillusion, tout n’est pas dit uniquement sur le mode acide car Wagner sait être tendre et lyrique: en réservant les plus beaux airs au couple incestueux des Wälsungen (Siegmund, et Sieglinde) véritable préfiguration de Tristan und Isolde; en concluant son opéra sur les adieux déchirants de Wotan et de Brünnhilde, -et là comme chez Verdi, la rupture entre un père et sa fille bouleversent irrésistiblement-, le compositeur restitue à sa partition, son humanité. On reste constamment captivés par le sort des amants maudits; la compassion que fait naître leur tragédie dans le coeur de Brünnhilde: le sort de cette dernière qui bravant la loi paternelle, s’en dégage non sans souffrance, pour déchoir et devenir simple mortelle; surtout, l’itinéraire de Wotan dont toute l’ambition s’écroule précisément à partir de l’acte II: les contradictions du dieu éclatent au grand jour, sa faillite irrémédiable, sa mauvaise foi aussi (il se dit la victime du dieu Loge), son esprit de haine et de colère qui atteint cependant dans le finale, des accents humains déchirants.

La distribution s’impose par son équilibre et sa justesse psychologique. Une seule réserve: le Wotan de Thomas J. Mayer n’est pas au format du rôle (voix serrée sans ampleur) mais le texte est préservé; les femmes sont indiscutables: raide et inflexible Fricka, (impérieuse Yvonne Naef); palpitante Brünnhilde (Katarina Dalayman); désespérée Sieglinde (Ricarda Merbeth); même les Walkyries sont frappantes de présence, prêtes au III, à défendre leur soeur coupable vis à vis de leur père… Saluons l’admirable Siegmund du ténor Robert Dean Smith: tendresse, héroïsme, vaillance. Son timbre jamais en défaut impose un chant solide, digne père du héros à naître: Siegfried.

Dans la fosse, Philippe Jordan éblouit littéralement par sa vision du drame: plus extatique et hédoniste que véritablement dramatique, sa direction porte et exalte avec une classe exceptionnelle, les immenses qualités poétiques de l’orchestre. C’est une réalisation convaincante par son fini et sa constante souplesse, telle que leur récente lecture de la Symphonie alpestre de Strauss l’a indiquée (1 cd Naïve).
Son souci évident de l’équilibre, de la clarté et de la transparence sonne parfois mince (la chevauchée des Walkyries) mais il s’avère superlatif et délectable dans tous les épisodes « humains » de l’action: le couple bouleversant de Siegmund et Sieglinde (I); surtout les adieux de Wotan à Brünnhilde (III), où le relief onctueux des bois (clarinettes et hautbois) se fait caressant, véritable hymne au sentiment, d’autant plus flamboyant qu’il est ultime: jamais plus la Walkyrie ne sera divine et ici, un père sacrifie sans retour l’être qu’il a chéri le plus au monde.
Très grande réussite qui confirme après L’Or du Rhin (présenté en mars 2010), la cohérence scénique et vocale de la première Tétralogie à Bastille. Prochains chapitres en 2011: avec Siegfried (à partir du 1er mars) et Le Crépuscule des dieux (à partir du 3 juin). Les spectateurs retrouveront Katarina Dalayman (Brünnhilde) mais découvriront le Siegfried de Torsten Kerl…

Paris. Opéra Bastille, le 16 juin 2010. Richard Wagner: La Walkyrie (1876). Robert Dean Smith (Siegmund), Günther Groissböck (Hunding), Thomas Johannes Mayer (Wotan), Ricarda Merbeth (Sieglinde), Katarina Dalayman (Brünnhilde), Yvonne Naef (Fricka), … Orchestre National de l’Opéra de Paris. Philippe Jordan, direction. Günter Krämer, mise en scène. Jusqu’au 29 juin 2010. Réservations : 08 92 89 90 90 et www.operadeparis.fr



reportage vidéo

2è volet de la première
Tétralogie wagnérienne à
l’Opéra Bastille:
jusqu’au 29 juin 2010
, la scène parisienne présente La Walkyrie.
La
mise
en
scène
de
Günter Krämer est d’une limpidité
convaincante, à la fois réaliste et onirique. La réalisation n’écarte
pas la violence ni la tendresse; l’exaltation amoureuse des Welsungen y
contraste magnifiquement avec la solitude sombre de Wotan; c’est une
série de tableaux souvent mordants et barbares qui rappellent que Wagner
découvre alors Schopenhauer. La couleur est ici tragique, humainement
désespérée voire cynique. Dans la fosse, Philippe
Jordan
cisèle un Wagner chambriste et transparent, à la fois
ample et fluide.
Ce
volet lyrique confirme la réussite du Ring de Bastille,
d’autant que
la production réunit d’excellents chanteurs qui font de Paris, un
nouveau Bayreuth. Reportage vidéo

Illustrations: Elisa Haberer/Opéra national de Paris 2010

1. le couple des Wälsungen

2. Les walkyries, Sieglinde et Brünnehilde ( l’extrême droite)

3. Siegmund refuse de rejoindre les héros morts

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