Benjamin PRINS, directeur de la section opéra au Théâtre de Nordhausen, met en scène Carmen de Georges Bizet, une partition sulfureuse et intense dont le romantisme passionnel et noir impressionne toujours le public, et en particulier outre-Rhin. Première ce 20 septembre 2024, dans le théâtre « annexe » (à 19h30). Avec Carmen, Bizet a réalisé un véritable coup de maître en 1875. Ouvrage testamentaire s’il en est, car l’auteur devait mourir quelques semaines après la première… C’est l’opéra le plus joué au monde : sa fureur, voire sa sauvagerie, impressionne aujourd’hui encore.
« Les personnages réalistes, l’histoire captivante et, surtout, la musique enflammée qui – bien que Bizet n’ait jamais mis les pieds en Espagne « – tissent une fresque authentiquement exotique et espagnole. Une justesse qui est la clé de sa popularité – immédiate dès sa création. Quant à la figure de la cigarière Carmen, rebelle et éruptive, c’est l’antithèse de toutes les héroïnes romantiques : ni sacrifiée, ni soumise, mais digne et déterminée… une femme admirable par sa liberté et son indépendance. Le visuel de cette nouvelle production est clair : la rose que jette Carmen à Don José, comme pour l’envoûter, semble déjà flétrie mais diffuse un parfum des plus enivrants… Fidélité absolue au livret et au fameux air de José (« La Fleur que tu m’avais jetée »…).
En fosse, l’Orchestre LOH Sondershausen, sous la direction du chef invité Swann Van Rechem. Jeune maestro, Van Rechem a remporté le « Grand Prix », le « Coup de cœur de l’orchestre » et le « Coup de cœur du public » lors du 58ème Concours International de Chefs d’Orchestre de Besançon !
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TN LOS! THEATER / OPERA NORDHAUSEN
BIZET : CARMEN
7 représentations du 20 sept au 14 déc 2024
20, 27 septembre, 13, 27 octobre, 9 et 23 novembre, 14 décembre 2024
Réservez vos places directement sur le site du TN LOS! Nordhausen :
https://theater-nordhausen.de/musiktheater/carmen-2024
Photo : Carmen / Benkamin PRINS © Tim Mueller
Mise en scène : Benjamin Prins
Direction musicale : Swann Van Rechem
Rina Hirayama, Carmen,
Kyounghan Seo, Don José,
Julia Ermakova, Micaëla
Florian Tavic, Escamillo
LOH-Orchester Sondershausen
Chœur de l’opéra du TN LOS !
Choeur supplémentaire, Chœur d’enfants
Markus Fischer, directeur du Choeur
entretien
ENTRETIEN avec Benjamin PRINS à propos de sa CARMEN à l’affiche du Theater Nordhausen, jusqu’au 14 décembre 2024 :
L’une des productions événements de cette rentrée lyrique, pourtant moins médiatisée que certaines autres salles, est assurément la CARMEN du metteur en scène français Benjamin PRINS, sur les planches du Theater Nordhausen / LOH-ORCHESTER SNDERSHAUSEN (Allemagne) dont il est le directeur artistique. La nouvelle production jette un regard neuf et original qui éclaire la conception affûtée de l’homme de théâtre sur son métier et son approche des ouvrages lyriques. Défenseur du « smart entertainment », Benjamin Prins fixe les termes moins opposés que complémentaires d’un regard à la fois classique, exigeant, intellectuel et d’une approche accessible et populaire… une équation qui conduit ici tout un cheminement théâtral où s’invite en liberté l’émergence du poétique et du fantastique, entre plausible et imaginatif. Pour preuve sa CARMEN à l’affiche du Theater Nordhausen jusqu’au 14 décembre 2024. Une Carmen réaliste et libertaire se dresse dans un système patriarcal, barbare et dominateur …
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Photo portrait de Benjamin PRINS (DR)
CLASSIQUENEWS : D’une façon générale, vous parlez, s’agissant de votre approche artistique, de « smart entertainment ». De quoi s’agit-il précisément, quelle définition en français cela donnerait-il ? et dans le cas de votre Carmen à l’affiche de cette rentrée, comment cela se manifeste-t-il ?
BENJAMIN PRINS : Le concept de « Smart Entertainment », (en français : divertissement intelligent) tel que j’aime utiliser ce terme pour qualifier mon travail de mise en scène d’opéra, repose sur une combinaison d’exigence intellectuelle et d’accessibilité populaire, avec une dimension fantasque (imaginaire libre, fantaisiste). J’emprunte en effet avec autant d’égards des références de la culture pop et des références culturelles historiques plus poussées. Bref : du théâtre populaire exigeant.
Avec chaque opéra que je mets en scène, je réalise d’abord une recherche ethnologique de l’œuvre afin de comprendre l’esprit de la création.
J’utilise les outils intellectuels que j’ai peaufiné au cours de mes études de sciences sociales et de linguistique – la sociologie, l’histoire de l’art, la philosophie politique, la philologie – pour explorer l’œuvre à la façon d’un ethnologue. Cette approche m’amène à toujours chercher « la » clé dramaturgique qui relie le contexte de création de l’œuvre avec les préoccupations et sensibilités du public contemporain. Il en résulte un « pont culturel » entre le Zeitgeist de l’époque et l’âme du monde actuel.
Carmen est impensable sans Paris, où elle a vu le jour
Pour Carmen : 1875-2024…. Quelle est la clé ? Dans le cas de « Carmen » : l’histoire de l’opéra « Carmen » se déroule en Andalousie, en Espagne. Or, comme nous le savons, Bizet n’a jamais mis les pieds en Espagne tout comme Puccini n’a jamais mis les pieds en Chine pour « Turandot ». Dans « Turandot », il ne s’agit pas non plus de la Chine, mais des ravages de la Première Guerre mondiale en Europe. Pour Bizet, c’est similaire, il ne s’agit pas principalement de l’Espagne ou de Séville, mais de la situation en France, à Paris, même s’il utilise des éléments espagnols dans la musique. Carmen est impensable sans Paris, où elle a vu le jour. À l’époque de la première (1875), Paris traversait une période de bouleversements traumatiques. Bizet était un témoin contemporain de ce mouvement certes pour le progrès social, mais très violent, avec une répression policière et un contexte de famine suite à la défaite de la guerre contre l’Allemagne, et on sait que Bizet a été affecté par les semaines insurrectionnelles de Paris en 1871.. On sait que Bizet voulait, après « Carmen », écrire une œuvre sur la Commune de Paris. Il voulait en faire un opéra politique et contemporain. Je vois également « Carmen » comme un opéra contemporain.
La situation des femmes au XIXe siècle en France
Deuxième exemple : dans l’œuvre de Prosper Mérimée, Carmen est une prostituée : j’ai repris cet aspect. Dans ma version, il n’y a pas de fabrique de cigares, les femmes sont des travailleuses du sexe. Pour moi, c’est un euphémisme dans le livret de dire qu’elles sont des cigarières, et je pense qu’il est clair qu’il ne s’agit pas seulement de tabac. Je voulais, à travers cette scène de bordel, montrer la situation des femmes au XIXe siècle en France. À l’époque, la prostitution, les fameuses “cocottes” était le seul moyen pour une femme de sortir de sa classe sociale. Carmen a quelque chose de Métella, de Musette ; dans un sens aussi, de Manon…
Donc je choisis de mettre en scène l’histoire de manière réaliste, en mettant l’accent sur la crédibilité des personnages et des situations, afin que tout paraisse plausible, comme dans un film. Mais avec mon équipe de maître d’œuvre – scénographie, costumes, chorégraphie, nous avons aussi un objectif esthétique : traiter ce réalisme de manière artistique, et créer un rétro-futurisme grâce à une dramaturgie des couleurs dans les costumes et les décors.
Je cherche à faire de l’opéra, un art accessible sans pour autant renoncer à sa richesse et à sa complexité. Mon travail de mise en scène vise à offrir des spectacles qui parlent à un public large, tout en étant intellectuellement stimulants. Bref il s’agit de rendre l’opéra compréhensible et engageant, sans compromis sur la profondeur artistique et dramaturgique.
Manuelita …une femme prise au piège dans le jeu du patriarcat
J’ai en ce sens, dans ma lecture, revalorisé Manuelita, ce personnage féminin qui, au début de l’opéra, se dispute violemment avec Carmen. Dans certaines œuvres, il y a ces personnages secondaires qui, souvent, n’ont pas de voix propre ou ne sont mentionnés que brièvement. Pour un metteur en scène, cependant, ils offrent un potentiel de théâtralité supplémentaire. Dans ma mise en scène, Manuelita ouvre l’action avec un solo de flamenco. Elle incarne le mal-être d’une femme prise au piège dans le jeu du patriarcat, perçue comme un ornement à symbolique “phallique” pour l’homme qui l’entretient, sans pouvoir révéler ses souffrances intérieures. Lorsqu’elle rencontre Carmen, un combat éclate – sous la forme d’une “dance battle” entre deux types de femmes complètement différentes.
Dans ma version, ce personnage ne disparaît pas après le combat, mais entame son propre chemin de guérison, en se libérant de l’emprise du système patriarcal.
Enfin, pour terminer sur l’explication du concept de Smart entertainement, je plaide pour une méthode d’interprétation scénique que j’ai peaufiné en me confrontant au Jeune Public (un public sans pitié qui accroche ou qui décroche) pour un théâtre qui embarque en étant à la fois plausible et imaginatif. M’inspirant des méthodes classiques, je privilégie une narration claire et simple. L’histoire est racontée de façon cohérente, permettant au public de s’immerger pleinement dans le récit. Le but est de rendre l’œuvre vivante et crédible.
J’ai le sentiment que le mot « liberté » dans la bouche de Carmen décrit un lieu paisible. C’est là que réside le malentendu central entre elle et Don José : pour Carmen, la liberté est comme une oasis, un paradis, presque un espace philosophique. Pour Don José, le soldat ultra-obéissant, en revanche, la liberté signifie le chaos, l’anarchie.
Un management créatif pour déployer les corps de métier
J’adopte un management qui valorise la fantaisie et la liberté créatrice de chacun des corps de métier impliqués dans la production. Cela permet de produire un théâtre fantasque où l’inventivité et la spontanéité font miroir aux références culturelles pour une expérience galvanisante sur tous les plans.
CLASSIQUENEWS : Que signifie pour vous l’action qui est au cœur de Carmen ? En quoi cela nous parle-t-il aujourd’hui, dans notre société spécifiquement ?
BENJAMIN PRINS : Carmen est l’une des figures féminines les plus célèbres de la littérature lyrique. Ce qui la distingue de ses camarades : Carmen se situe en dehors de la lutte éternelle entre oppresseurs et opprimés. Elle s’est libérée de cette absurdité. Je dirais qu’elle aborde souvent la vie de manière non conventionnelle et considère beaucoup de choses comme une plaisanterie. Lorsqu’elle jette la fleur au début de l’histoire, par exemple, – du moins c’est comme cela que je le comprends – c’est sa façon de dire à Don José : « Hé, relax, Max. » Ce qui est frappant, c’est que Don José est le seul à sembler ne pas s’intéresser aux travailleuses. Tous les autres rient, car ils savent très bien que cet homme semble un peu psychorigide. Carmen maîtrise parfaitement l’art de séduire des hommes comme Don José, un personnage plutôt conservateur, et de les utiliser à des fins éthiques.
Carmen, la liberté signifie une émancipation absolue
Carmen par exemple chante “la liberté”. De quelle liberté s’agit-il ? Le mot « liberté » a été littéralement vidé de son sens ces dernières années, il a été chargé de tant de significations différentes, souvent contradictoires. Pour Carmen, la liberté signifie une émancipation absolue. Je la vois comme une artiste engagée, qui tente d’inspirer les gens à déconstruire les stéréotypes, par son art de vivre. Dans ma lecture, les contrebandiers ne sont pas de simples criminels comme le livret le stipule, mais des porteurs d’idées de libération.
Cette idée m’est venue à travers le chœur du troisième acte, qui commence par les mots « Écoute, compagnon, écoute ». À ce moment de la partition, je n’entends pas un trafic type marché noir, mais plutôt quelque chose qui rappelle le « Chant des Partisans », la chanson de la Résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale, même si bien sûr elle appartient à une époque complètement différente, bien plus tardive. De plus, l’image de la « Montagne », dans le livret original décrite comme le séjour des contrebandiers (l’Andalousie est le passage entre le continent africain et le continent européen), est politiquement très chargée en France. Les « maquisards », les partisans de la Résistance, se cachaient dans les montagnes, et « La Montagne » désignait pendant la Révolution française également la faction révolutionnaire de l’Assemblée nationale en lutte contre le régime dominant. En ce sens, je comprends les contrebandiers comme un contraste politique face aux soldats.
Et si Carmen et ses amis militants politiques étaient comme ce qui existe aujourd’hui à Nordhausen, un regroupement d’artistes et activistes anti-fasciste qui font contrepoids a l’avancée galopante du parti AfD en Thuringe avec les résultats que l’on connaît, il existe même un lieu de résistance à Nordhausen qui s’appelle Die Kleine Freiheit (la petite liberté), que j’avais à l’esprit en imaginant le troisième acte, et le déroulé du 4ème acte. Bref, ce ne sont donc pas des marchandises qui circulent en contrebande, mais des idées, nécessaires pour contrer la marche délétère du monde.
CLASSIQUENEWS : Que mettez-vous en avant visuellement et théâtralement dans cette production ?
BENJAMIN PRINS : Scénographiquement, ma mise en scène a un caractère presque cinématographique, qui joue en couleurs avec la noirceur du livret. Avec le scénographe Wolfgang Kurima Rauschning, nous nous sommes inspirés de la conception du film de Peter Greenaway « Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant », en ce qui concerne le traitement des couleurs sur scène. Dans les trois pièces où nous jouons, dominent respectivement les couleurs rouge, bleu et vert.
Le bordel est rouge, la salle des soldats est verte, et le bleu domine la scène de la prison (l’absence de liberté) ainsi que “la Montagne” (le lieu de la liberté). Nous avons aussi décidé de ne pas nous fixer à telle ou telle période. Avec cette production, je jubile car le visuel auquel nous avons abouti mêle la colorimétrie d’un film de science fiction à la construction picturale classique d’un tableau.
Costumes – Même la conception des costumes suit cette dynamique rétro-futuristes. L’histoire pourrait se dérouler dans deux décennies ou même maintenant. Nous avons particulièrement été influencés par le film « Poor Things » avec Emma Stone, pour son anachronisme surréel.
Un bon exemple : l’acte 2. Je voulais, au cœur de l’opéra, lors de la fête chez Lillas Pastia, rappeler que les hommes – du moins ici les soldats – se comportent comme des cochons. Il s’agit de rappeler que 80-90 % des violences physiques criminelles sont commis par des hommes. Dans Carmen, l’œuvre s’ouvre avec l’agression d‘un groupe de soldats sur une passante – Micaela – et se termine en féminicide commis par un ancien soldat.
C’est pour cela que je fais porter aux hommes du choeur, à Morales et à Zuniga, des masques de porc pour montrer leur véritable visage – du moins ici, dans le lieu « sexuel “ qu’est un night club. C’est une manière flagrante de raconter cela, mais plus subtile qu’en faisant une scène trash ou en montrant des organes sexuels.
Propos recueillis en septembre 2024