Opéra, compte-rendu critique. Liège. Opéra Royal de Wallonie, le 2 janv 2018. Verdi : Rigoletto. Bisanti, M. di Pralafera. commencer 2018 sous les meilleurs auspices, l’Opéra Royal de Wallonie et son directeur Stefano Mazzonis di Pralafera offrent un véritable retour soixante ans en arrière, pour le plus discutable, mais aussi (et surtout) pour le meilleur. Ainsi, au sujet de la mise en scène imaginée par le maître des lieux, évacuons d’emblée un regret : une direction d’acteurs paraissant comme laissée à l’abandon, chaque interprète usant au mieux de son expérience comme de son métier. Les déplacements des chœurs manquent ainsi de cohésion, et la passion animant les protagonistes apparaît bien souvent convenue, sinon ouvertement factice.
Retour aux années 50
Mais on ne peut s’empêcher d’admirer les superbes costumes et surtout les splendides toiles peintes en trompe-l’œil qui représentent les différents lieux de l’action tels que le livret les expose, les changements à vue achevant de nous transporter dans un passé révolu. Ce qui était la norme voilà à peine plus d’un demi-siècle apparaît aujourd’hui comme une exception, une rareté qu’on goûte avec un regard plus critique mais aussi un plaisir presque enfantin.
On se laisse prendre d’autant plus facilement par le drame qui se joue de manière si lisible sous nos yeux que la distribution également nous transporte d’un bond dans la grande tradition vocale associée à cette œuvre au milieu du siècle dernier.
Portant littéralement le spectacle sur ses épaules, le Rigoletto de George Petean apparaît comme le meilleur titulaire actuel du rôle-titre, simplement éblouissant de bout en bout. En effet, le baryton roumain semble avoir fait sienne la leçon des grands interprètes du bouffon, de Riccardo Stracciari à Renato Bruson : un souci constant du legato, authentique ligne de chant lentement déroulée archet à la corde ; une émission haute et claire, permettant une exemplaire clarté du texte ; un extraordinaire sens du mot, donnant à chaque syllabe son poids juste, comme si les paroles se posaient simplement sur les notes. Un ensemble de qualités au seul service de la musique, qui se voit servie par un luxe inouï de nuances, du piano le plus intime au forte le plus autoritaire. On rend ainsi les armes devant cette musicalité à fleur de cœur qui, par sa sincérité totale, nous bouleverse et nous émeut aux larmes, tant dans le constat amer de « Pari siamo » que dans la violence rageuse puis la supplique déchirante de « Cortigiani ». Car le chanteur possède un art plus rare encore : celui de jouer avec le silence et de l’habiter, dans une tension dramatique jamais relâchée. Bien entendu, on se doit d’achever ce concert de louanges en évoquant l’aisance spectaculaire des notes aigues, facilité qui nous vaut, à la fin du duo de la Vengeance, le plus long la bémol jamais entendu, tenu quasiment jusqu’au dernier accord de la conclusion orchestrale ( !) ainsi que, à la fin de l’ouvrage, un si naturel interpolé, audace qu’on n’avait plus entendue depuis le légendaire Sherill Milnes.
En un mot comme en cent : merci.
Face à lui, la maison wallonne a eu la main heureuse en confiant Gilda à une jeune soprano italienne encore peu connue hors des frontières transalpines : Jessica Nuccio, qui se place d’emblée elle aussi dans la grande tradition avec une voix ample et charnue, loin des rossignols qu’on distribue souvent dans cet emploi. Si le timbre manque un peu de personnalité et l’incarnation de spontanéité émotionnelle, la musicienne éblouit grâce à une maîtrise technique accomplie, remarquable conduite du phrasé et piani splendides dans l’aigu, réussissant ainsi un « Caro nome » de haute école. Et plus tard, après un contre-mi bémol stupéfiant d’ampleur, la chanteuse domine largement et aisément le rugissement de la Tempête, résolvant ainsi la quadrature du cercle posé par l’écriture du rôle et laissant entrevoir une passionnante évolution vocale pour les années à venir. Assurément, un nom à suivre de près.
De son côté, Giuseppe Gipali, malgré une couleur vocale privée parfois de charme et une puissance relative dans le médium, offre au Duc sa crâne assurance technique et la solidité de son instrument, haut-médium percutant et aigus crânement tenus. Lui aussi ancré dans une tradition qu’on est heureux de retrouver.
On salue également l’efficace et caverneux Sparafucile de Luciano Montanaro, secondé par la Maddalena corsée et vénéneuse de Sarah Laulan, ainsi que le Monterone noble et fier de Roger Joakim. Mention spéciale au tout jeune Mateo Pasqualini qui, en trois phrases et une apparition, dessine un adorable Page.
Beau travail du chœur, notamment durant la Tempête, figurant un vent sinistre. A la tête de l’orchestre maison, Giampaolo Bisanti sait faire ressortir les détails orchestraux sans jamais couvrir les solistes, et adopte des tempi merveilleusement adaptés à chacun, notamment une Vengeance enfin proche du mouvement demandé par Verdi.
Un saut dans le temps proprement jubilatoire, qui augure du meilleur pour la suite de cette année qui commence à peine.
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Liège, Opéra Royal de Wallonie, 2 janvier 2018. Giuseppe Verdi : Rigoletto. Livret de Francesco Maria Piave d’après Le Roi s’amuse de Victor Hugo. Avec Rigoletto : George Petean ; Gilda : Jessica Nuccio ; Le Duc de Mantoue : Giuseppe Gipali ; Sparafucile : Luciano Montanaro ; Maddalena : Sarah Laulan ; Monterone : Roger Joakim ; Giovanna : Beatrix Papp ; Marullo : Patrick Delcour ; Matteo Borsa : Zeno Popescu ; Le Comte de Ceprano : Benoît Delvaux ; La Comtesse de Ceprano : Alexise Yerna : Le Page : Mateo Pasqualini. Chœurs de l’Opéra Royal de Wallonie ; Chef des chœurs : Pierre Iodice. Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie. Direction musicale : Giampaolo Bisanti. Mise en scène : Stefano Mazzonis di Pralafera ; Décors : Scenografie Sormani Cardaropoli ; Costumes : Fernand Ruiz ; Lumières : Michel Stilman – illustration : George Petean chante Rigoletto sur la scène lyrique liégeoise © Lorraine Wauters / Opéra royal de Wallonie