vendredi 29 mars 2024

Lyon, Musée des Beaux-Arts, 1er février 2013. « Péchés d’Italie », Stendhal et Rossini. Solistes Bernard Tétu. Gilles Chabrier, Agnès Melchior, Yuree Jang, Manuel Nunez

A lire aussi
Henri Beyle, alias (entre autres) Stendhal, ne jurait que par la musique italienne et Mozart. Un Quatuor – deux chanteurs, une pianiste, un comédien-récitant – a fait de ces affinités électives un « Péchés d‘Italie », alternance de textes du romancier et de « ses » musiciens bel canto. A l’épreuve du lieu intime que constitue l’Auditorium du Musée, l’expérience s’est avérée particulièrement concluante, et porteuse de charmeuse émotion.


Objet de plaisir

Ah la belle heure ensoleillée, comme si on était tout à coup hors les murs en cette soirée d’hiver finissant ! A l’auditorium du Musée Saint-Pierre, est-ce aussi l’influence – on dirait volontiers : le regard – de tant de peintures qui habitent les espaces de ce quadrilatère en diffusant leur lumière ? Un Musée n’est d’ailleurs pas n’importe quel lieu de concert : ici, même avec seulement quelques dizaines de places en pente, et une scène exigüe sans arrière-plan, un Quatuor d’acteurs musicaux semble en pari hasardeux, fût-ce pour créer un climat qui mêle investigation stendhalienne et charmes rossiniens. Et pourtant, leur oggetto di piacere (objet de plaisir) aura bien été offert aux spectateurs, vite captivés par la densité charmeuse du propos…


Un voyage en italienne Stendhalie

« Carte blanche » aux Chœurs-Solistes », annonçait le programme. Sans doute le Trio concepteur de ce voyage en italienne Stendhalie (Bernard Tétu, Agnès Melchior, Gilles Chabrier) a-t-il d’abord appliqué avec délectation la formule rebattue : la mini-scène est tapissée de draps blancs et offre un havre d’ardeur et paix amoureuses où la mémoire du Milanese convoque ses chères musiques italiennes pour mieux se (re)connaître dans un effort que son admirateur du XXe, Paul Valéry, plaçait dans un « self-book » (livre de soi) et en « consciousness » de ses Cahiers. C’est là que se jouent en une peu plus d’une heure une rencontre tendrement subtile que jalonnent les monologues d’Henri Beyle et les citations musicales – 13 extraits, dont 9 d’opéra, et 6 rossiniens -, des enlacements et des incitations entre littérature et musique. Et grâces en soient rendues à d’exemplaires interprètes – au sens vrai du terme : de la stendh-langue qui se traduit simultanément en tempi, accents, modulations, vers l’accelerando rossinien-…


Egotisme et cristallisation

Y – a-t-il premierv violon, donc implicite chef, dans ce Quatuor ? Si oui, on désignera Gilles Chabrier, à l’origine et de métier théâtreux, qui semble avoir conçu, littérature oblige, les étapes récitées d’une errance à sa manière impressionniste, ou butineuse. Les coups de sonde (et de lumière, ainsi qu’on les trouve chez les paysagistes émotifs) vont dans les romans – délicieux dialogue muet mais pianistique de Clélia dans la volière et de Fabrice emprisonné à la citadelle de Parme -, dans la théorie « De l’Amour » – ah : cristallisation (1) et (2), quand tu nous tiens ! – , dans la mémoire autobiographique et voyageuse (Henry Brulard, Souvenirs d’égotisme, Rome, Naples et Florence…). L’habileté est aussi tressage de ce périple (un « je me souviens » pérecquien au XIXe !) et de la substance musicienne-opératique où tout parle la langue amoureuse : ce pourrait d’ailleurs être les « scènes de loge » à l’opéra, dont La Chartreuse rend les témoignages les plus savoureux. Ici, la mise en abyme de ce théâtre dans l’opéra s’accomplit à travers le bien-aimé Rossini, virevoltant (Le Barbier, La Cambiale) et ponctuellement religieux (Crucifixus, un « péché de vieillesse » vertueuse et tardive), comme dans l’ardeur brillante ou émue des confrères en bel canto (Bellini, Arditi, Donizetti, Pocconi).


Personnages de l’imaginaire stendhalien

Tout cela pourrait n’être qu’habile proposition, mais le choix et le travail (mis en scène par le récitant lui-même) des deux vocalistes fait jaillir et persister un exemplaire bonheur musicien et trans-textuel. Car ces deux chanteurs à la voix ample, parfaitement maîtrisée, capable de virtuose ornementation comme de douceur jusqu’à la confidence murmurée, sont aussi d’inventifs acteurs, drapés d’un hymne au blanc – elle en robe-œuvre d’art qui eût ravi le jeune ou plus âgé Beyle, lui en complet-cravate très sud-américain : Yuree Jang est toute rayonnante beauté amoureuse, Manuel Nunez, habité d’ardeur et d’humour argentins. Quelle grâce naturelle dans les gestes, la démarche, l’enlacement debout ou étendu, et même une simple immobilité à l’écoute de l’autre, vocaliste ou récitant ! Bien mieux qu’illustrations pertinentes, ces personnages en duo semblent sortir de l’imaginaire stendhalien et s’y montrer dignes de lui, porte-parole-et-chant pour une chasse du bonheur qui n’atteint sa perfection qu’au cœur de la musique. Mais on aurait tort d’oublier la discrète – et pourtant très impliquée – présence pianistique d’Agnès Melchior, accompagnatrice impeccable et nuancée qui sait aussi faire miroiter les diaprures d’un Sonnet pétrarquien scruté par Liszt, ici convoqué comme transcripteur des opéras et des poésies d’Italie, et qui d’ailleurs avait son mot à dire dès lors que chacun parlait – entre artistes et hommes – de « toutes ses femmes » !


Révélation d’un Oedipe

Côté audace des confidences et situations, on aura d’autant apprécié l’incroyable récit oedipien, puisé aux sources cristallisantes d’Henry Brulard, et où l’enfant Beyle relate son attachement pré-incestueux pour une mère adorable, « assassinée » à 28 ans par un médecin ignorantin, avec la complicité freudienne du père « abhorré ». Lié au « Crucifixus », « péché de vieillesse » de Rossini, et « interprété » à la perfection par Yuree Jang gracieusement étendue comme une Juliette au tombeau, c’est bien le « là commencent mes malheurs et ma vie morale » qui conclut le récit du Narrateur . « J’aimais ses charmes avec fureur », dit le petit Henry, épris à tel point que maman « était souvent obligée de s’en aller quand les baisers de cette mère passionnée étaient rendus avec un tel feu ». Dire que l’Auditorium est à quelques pas des chastetés émollientes par lesquelles Janmot déroule en toute innocence ( ?) son Poème de l’Ame !


L’enfant Maudisssant

On espère d’autant mieux que le Musée aura capté les ondes propitiatoires qui émanaient de sa
Nocturne du vendredi, et pourra désormais inclure davantage de séquences aussi « justes » que celle des « Péchés d’Italie » au miroir de tous les arts invités. Car, dans Lyon, où peut-on trouver une salle qui favorise – surtout pour les spectateurs en bas de la pente des gradins – tant d’intimité et de chaleur sonore ? Pour ceux qui auraient manqué ce beau moment, il y aura session de rattrapage en banlieue est de la Ville (Ferme du Vinatier, le 5 juin), mais la réalisation d’un dvd est hautement espérée – dans son cadre muséal, justement -, et puis Grenoble, autour de son dispositif de « Musée en musique », devrait pouvoir inventer pour des reprises… sans rancune autour de l’Enfant Maudissant qui jamais ne pardonna sa ville natale, et qui pronostiquait l’approbation des lecteurs… pour 1935.

Allez, on revient aux Souvenirs d’égotisme : « Après tant d’aventures, il est temps de songer à achever la vie le moins mal possible. Ma principale objection n’était pas la vanité qu’il y a à écrire sa vie. Un livre sur un tel sujet est comme tous les autres : on l’oublie bien vite, s’il est ennuyeux. Je craignais de déflorer les moments heureux que j’ai rencontrés, en les décrivant, en les anatomisant. Or c’est ce que je ne ferai point, je sauterai le bonheur… » Vraiment, pas de bonheur en tout cela ? on ne saurait vous croire, Signor Milanese, qui inventâtes Fabrice, Clélia, la Sanseverina, Métilde, Lucien, Lamiel, Armance, toutes celles et tous ceux qui ensoleilleront encore la vie en… 2035.


Lyon, Musée des Beaux-Arts. 1er février 2013. « Péchés d’Italie », autour de Stendhal (1783-1842) et Rossini (1792-1868).
Gilles Chabrier, Yuree Jang, Manuel Nunez Camelino, Agnès Melchior.

Illustration: © Jean-Luc Fortin 2013
- Sponsorisé -
- Sponsorisé -
Derniers articles

CRITIQUE, opéra. PARIS, Théâtre des Champs-Elysées, le 26 mars 2024. LULLY : Atys (version de concert). Les Ambassadeurs-La Grande Ecurie / Alexis Kossenko (direction).

Fruit de nombreuses années de recherches musicologiques, la nouvelle version d’Atys (1676) de Jean-Baptiste Lully proposée par le Centre...
- Espace publicitaire -spot_img

Découvrez d'autres articles similaires

- Espace publicitaire -spot_img