Baroque français à Luxembourg… Après Erismena de Francesco Cavalli, le metteur en scène Jean Bellorini revient aux Théâtres de la Ville de Luxembourg avec David et Jonathas. La tragédie lyrique de Marc-Antoine Charpentier, représentée lors du Carnaval 1688 – sur un livret du père François de Paule Bretonneau – est un sommet du premier baroque français.
D’abord représentation réalisée dans un cadre scolaire où tous les rôles spectaculaires et exemplaires sont tenus par des garçons, David et Jonathas dépasse son contexte pédagogique (au collège Louis-Le-Grand, haut-lieu jésuite à Paris) ; il est l’opéra le plus abouti et le plus personnel de Charpentier ; il touche par son action pathétique et guerrière, et aussi l’expression d’une amitié pure et tendre entre le jeune élu David et Jonathas, le fils du Roi d’Israël Saül – comme il est évoqué dans le livre de Samuel [Ancien Testament].
Le tyran Saül contre David

Ici, Jean Bellorini privilégie le regard de Saül [somptueux rôle pour baryton]. Devenu fou suite à la perte de son fils, et de ses multiples revers militaires, Saül, tyran déchu, sombre dans la haine et la cruauté par dépit et par jalousie. Bellorini brosse le portrait universel du tyran démoniaque, inhumain, grâce aux formidables récitatifs et airs que lui réserve Charpentier. Il y a déjà du Boris Godounov dans ce souverain aliéné au pouvoir, déconstruit, hanté par ses actes honteux, dévoré par la haine, aveuglé par les ténèbres de la jalousie. Charpentier fait finalement acte politique en soulignant tous les défauts d’un prince qui le conduisent à sa chute.
Dans ce tableau grave voire désillusionné, perce l’espoir que permet le jeune David, à travers sa résilience, sa loyauté malgré l’épreuve finale qui l’accable. La constance et l’esprit courageux qui nourrissent son amour pour Jonathas, éblouissent ici la scène, contraste éloquent comparé au noir Saül. Saül devient un monstre parce qu’il est sans amour : l’antithèse du jeune David.
A contrario des opéras de Lully, inévitable, incontournable, et qui a fixé des types précis sur la scène lyrique française, Charpentier, lui qui n’eut aucune fonction officielle à la Cour de Louis XIV, réalise une galerie psychologique aussi originale que saisissante, dans une écriture furieusement personnelle dont la modernité éclate enfin au grand jour…
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LUXEMBOURG, Grand Théâtre
Vendredi 26 avril à 20h
Dimanche 28 avril 2024 à 17h
2h30 & entracte
Informations, réservez vos places directement sur le site des Theâtres de la Ville de Luxembourg :
https://theatres.lu/fr/davidetjonathas
Sur plan de la salle :
https://ticket.luxembourg-ticket.lu/eventim.webshop/webticket/seatmap?eventId=34988
Photos de la production : © Philippe Delval / Théâtre de Caen
David et Jonathas
OPÉRA EN UN PROLOGUE ET 5 ACTES
DE MARC-ANTOINE CHARPENTIER (1643–1704)
Livret de François de Paule Bretonneau
Spectacle disponible en audio-description le 26.04 – en cas d’intérêt, veuillez nous écrire à [email protected]
TEASER VIDÉO
Production créée au Théâtre de Caen, nov 2023
Distribution
Direction musicale : Sébastien Daucé
Mise en scène, scénographie, lumières :
Jean Bellorini
Chœur et Orchestre
Ensemble Correspondances
David : Petr Nekoranec
Jonathas : Gwendoline Blondeel
Saül : Jean-Christophe Lanièce
La Pythonisse : Lucile Richardot
Achis et l’ombre de Samuel: Alex Rosen
Joabel : Etienne Bazola
La Reine des oubliés : Hélène Patarot
tarif
Adultes 65€, 40€, 25€
Jeunes 8€
Kulturpass bienvenu
Réservez
[email protected]
+3524708951
entretien
ENTRETIEN avec JEAN BELLORINI… Du mythe de David et Jonathas transmis par Charpentier, le metteur en scène Jean Bellorini fait une traversée psychologique comme un retour sur soi. Le roi Saül déchu, rêve, se remémore, témoigne de ce qu’il a vécu et subi, tyran dépossédé et détruit. Dans cette nuit qui est confession cauchemardesque, éblouit la force d’un amour partagé, celui entre David et Jonathas… qu’aucune loi ne saurait soumettre. Photo : Jean Bellorini DR
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CLASSIQUENEWS : Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cet opéra de Charpentier ?
JEAN BELLORINI : Je suis parti des premiers mots que prononce Saül « Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? ». Ses paroles ouvrent un champs incertain, imprécis. Réalité ou rêve ? : « Où suis-je? ». En réalité, tout se passe à travers sa folie, le cauchemar de cet homme qui a perdu son fils. L’action est un retour sur soi (« qu’ai je fait? »). Et en face, se dévoile tout ce qui lui est étranger et inaccessible, cette amitié merveilleuse entre David l’Élu et Jonathas. Leur relation, amitié ou amour, dépasse le politique. Leur sentiment et leur humanité contredisent tout ce que la géopolitique voudrait imposer. Voyez la tragédie des familles ukrainiennes et russes, prises et déchirées dans le conflit que nous connaissons.
Dans la tête de Saül…
l’histoire d’un tyran fou
mis en échec par l’amour
CLASSIQUENEWS : La force de l’action vient des profils des protagonistes et des situations qu’ils provoquent. Pouvez-vous nous présenter chacun des 3 personnages clés ?
SAÜL: il réalise un retour sur le passé ; tout l’opéra représente cette plongée rétrospective; contrairement à la fin du texte original, il ne se suicide pas ; il imagine se tuer mais n’en a pas la force. Saül incarne la figure universelle du tyran. Son histoire est celle d’un homme qui a possédé le pouvoir, et en est la première victime par sa folie et sa mégalomanie. C’est vie est un échec : il a causé la mort de son fils. Ses actes l’emprisonnent. Sur scène, un personnage ajouté l’accompagne (ce peut être une soignante ou une suivante) : il fait parler Saül dans un espace clos qui pourrait être une prison ou un hôpital… Tout se concentre sur ce que Saül alité va décrire, évoquer, confesser, dans un sentiment d’attente. En m’interrogeant sur le pourquoi du chant à l’opéra, je suggère que ce que l’on ne peut dire normalement, tout ce que l’on chante, relève du rêve, de l’irréel, …du cauchemar comme ici. Le chant donne corps à ce que Saül revoit, revit, raconte… jusqu’à sa chute finale quand David est couronné. Saül pleure ce qu’il a perdu.
DAVID : Il n’est jamais séparé de Jonathas, malgré le contexte guerrier et politique. J’évoque la naïveté de deux enfants, de deux adolescents qui se sont promis l’un à l’autre, à la vie, à la mort. David est l’Élu : il doit assumer cette responsabilité et cet héritage. En accomplissant son destin, il perd l’être qui lui est le plus cher. En lui s’incarne aussi une résilience et une détermination chevillées au corps : « la mort le plus affreuse, ne m’arrêtera pas » : il ne renonce jamais. Leur humanité et l’amour qu’il se porte, tout ce qu’ils sont essentiellement, mettent en échec intrigues et plans politiques.
JONATHAS : il est le personnage le plus admirable en réalité. C’est le plus beau de tout l’opéra. Jonathas accepte et assume son destin ; il aime son père Saül, mais aime tout autant David. Son amour porte un démenti à toute fatalité. Son grand air à l’acte IV « A t-on jamais souffert une plus rude peine? » exprime et son son déchirement (entre devoir au père et amour à David) et sa détermination lui aussi pour assumer son destin. Avec cette nuance que si David est porté par le destin et se voit couronné (lui qui n’a rien demandé), Jonathas est plus actif ; il se jette dans la bataille en portant tout le poids de la situation, en voulant démêler l’action, « ou le triomphe ou le trépas ».
CLASSIQUENEWS : Comment s’inscrit cette mise en scène dans votre travail global, vis à vis de vos autres lectures à l’opéra ?
JEAN BELLORINI : Comme pour les autres productions, j’ai suivi strictement la musique avec toute la sincérité possible. Je me suis mis au service du chef Sébastien Daucé, en cherchant toujours à préserver ce lien ténu entre le mot et la musique. La représentation d’un tyran fou en est le fil conducteur ; c’est pourquoi à la fin j’évoque l’armée enterrée de l’Empereur chinois Qin Shihuang à X’ian : comment peut-on vouloir se faire inhumé avec une armée entière ? Cette folie mène à la destruction. Dans le déroulement du spectacle, tous les personnages qui chantent sont morts…
Propos recueillis en mars 2024
Photos de la production : © Philippe Delval / Théâtre de Caen