vendredi 19 avril 2024

Livres. Philippe André : Nuages gris (le dernier pèlerinage de Franz Liszt)

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nuages-gris-dernier-pelerinage-franz-liszt-1509234-616x0Livres. Philippe André : Nuages gris (le dernier pèlerinage de Franz Liszt). Le Passeur Editeur. Au cœur des pièces pour piano de Liszt, plusieurs Livres des Années de Pèlerinage, commencées pendant les voyages en Suisse et Italie avec Marie d’Agout, mais augmentées et retouchées jusqu’à la fin d’une vie si riche de celui qui était devenu « l’abbé Liszt ». De 1881 à 1886, Liszt compose « autrement », en «  Nuages gris » pour reprendre le titre le plus « paysagiste » de cette ultime série au langage moderniste et même prophétique. Philippe André clôt par un dernier volume son étude lisztéenne, aux accents bien plus larges que ceux d’une musicologie traditionnelle.

3e et 4e âges novateurs
« Ce siècle avait deux ans », disait Victor Hugo pour dater sa naissance au début du XIXe ; avec Liszt, le siècle en avait onze ; mais ils moururent à quelques mois d’intervalle (1885, 1886), le poète français dans l’exaltation d’un sur-pouvoir médiatique ( deux millions de personnes à ses funérailles nationales !), le musicien hongrois et européen, dans le relatif effacement d’une retraite qu’il avait voulue plutôt discrète. Tous les deux avaient su conquérir leur époque en une activité torrentielle… Mais on ne saurait trop se méfier des immenses créateurs parvenant au 3e, voire 4e âge, tel, en ce XIXe post-romantique, un Verdi qui, à 80 ans, par un coup de jeune éblouissant, inventera son Falstaff novateur et déchaîné… Si Hugo, en approchant du terme, insère du pré-impressionnisme (Le matin, en dormant) dans son Art d’être grand-père et parachève sa Légende des Siècles, Liszt ne ressemble plus alors à aucun autre, et d’ailleurs qui pourrait lui ressembler ?

Hors temps et prophétique
Après avoir passé sa Glanz(Eclat)-Periode en flamboyants combats pianistiques, s’être fixé à Weimar, puis avoir « trifurqué sa vie » (Rome, Weimar, Budapest) comme il le dit joliment, le voilà qui en ses cinq dernières années se consacre (s’enferme ? se confine ? jugent ceux qui ne comprennent pas) à une série – pas encore sens XXe, mais le mot est venu sous la plume ! – d’œuvres courtes pour le clavier, où l’art d’écrire se fait minimaliste, hors-temps mais aussi prophétique. Conforté par sa Foi catholique, « l’abbé » n’aura dès lors, et le moment venu, plus besoin d’implorer les « Seigneurs de la Mort : ayez pitié de moi, voyageur déjà de tant de voyages sans valises… »

Rien de péremptoire
C’est cet ultime parcours d’un Voyageur que le 3e livre consacré aux Années de Pèlerinage écrit par Philippe André commente, médite, et nous donne à entendre. L’auteur de cet opus lisztien a triple vocation et métier : musicien, sûrement ; dans le « charme discret de la musicologie », aussi ; psychiatre et psychanalyste, indubitablement, à la ville comme à la campagne (languedocienne). Sa méthode d’investigation ne semble pas changée depuis 2010, mais la façon de cerner de «plus  petits objets à la limite de l’abstraction » resserre le propos. L’approche est toujours en recherche et en sympathie, sans rien de péremptoire, malgré la science évidente et multiple de celui qui nous guide. Les deux premiers tomes étaient voués à la figuration et à l’ambulation amoureuses : Marie d’Agout, même quand « avec le temps, va, tout s’en va », et qu’il ne reste plus que « des chouettes souvenirs », suisses, italiens, picturaux ou poétiques…

Un nouveau Franz Liszt
Mais « Nuages gris » paraît concerner un nouveau Franz Liszt, pour lequel le poète portugais Pessoa eût trouvé quelque « hétéronyme » ironique et affectueux. Et pas seulement parce qu’après Marie la flamboyante amante (et la mère de trois enfants) il y avait eu avec la princesse Sayn-Wittgenstein – un rien mystico-réactionnaire – course finalement infructueuse au mariage béni par l’Eglise, puis entrée de Liszt dans son rôle d’abbé-sans-l’être-tout-à-fait… Et en prime virage à droite de l’ex-libéral-démocrate, (qui avait été partisan d’un Printemps des Peuples européens), sous la houlette d’une papauté en collage avec la monarchie (la parenthèse d’aggiornamento social de Léon XIII n’interviendra qu’après la mort de Liszt… ). Le dernier chapitre compositionnel est ainsi une sorte de finistère, presqu’île avancée vers le large des morts, poussière d’îlots peu habitables pour des contemporains qui ne risquaient pas de saisir le « sens » de cet avenir. « Ce n’est pas pour vous, avait ironisé Beethoven en parlant de ses dernières œuvres, c’est pour le temps à venir ! » Et on se rappelle que Schoenberg parla plus tard de « Brahms le progressiste » : la formule n’eût-elle pas encore mieux convenu au « dernier Liszt », qui avec son sans-trop-de-tonalité, son abandon du développement pour des processus juxtaposés ou incertains de rêve, s’avançait en mystérieux devenir de l’art qu’il avait si éloquemment célébré ? P.André rappelle au passage l’usage-leitmotive de ces Nuages qu’en feront Kubrick dans l’errance de Eyes wide shut, ou des pièces de Ligeti et de Kagel.

Dernier pèlerinage
« Nuages gris », sous-titre Philippe André pour « Pèlerinage de Franz sur la terre ». C’est en effet la pièce la plus connue – la moins inconnue ? – de la Série, et d’ailleurs la seule qui par son titre puisse se rattacher aux « paysages » antérieurs (Suisse, Italie). Le reste est plutôt « état de l’âme » (selon la formule de l’introspectif Suisse H.F. Amiel). L’ensemble – d’ailleurs non réuni en un cycle – « parle » de vie et de mort, les entrelaçant parfois. Et parcourant cette à peine-heure de musique, la « méthode Philippe André », jamais dogmatique, perdure, depuis les rives des trois Premières Années (Suisse, I ; Italie, II ; et III, qui déjà tend au « philosophique ou mystique »). Ici, en « dernier pèlerinage », on retrouve – plus resserré avec la réduction temporelle de l‘objet d’étude – un appel cordial vers le lecteur, pour l’inciter à une découverte en commun.

Les concepts philosophiques
P.André n’assène pas la vérité unique, d’une chaire professorale que ses mérites d’érudition lui vaudraient certainement. Ses schémas d’interrogation textuelle sont précis, fouillés, mais ils continuent à questionner en avançant, comme on imagine que Liszt lui-même improvisait, cherchait, calibrait. Si l’analyse – le versant professionnel de l’auteur ! – conduit la démarche, celui qui est devenu l’abbé Liszt, ci-devant tzigane « traînant tous les cœurs après lui » et aussi franciscain, n’est pas mis d’autorité sur le divan : au chapitre pathologie, Schumann et ses abîmes côtoyés ont suffi au Dr André ! Simplement, la culture philosophique éclaire l’investigation musicienne, et réapparaissent les concepts des deux premiers tomes : l’Apeiron (l’Illimité), l’Hybris (la Démesure), l’espace originaire de « l’Ouvert » et la Physis – Nature – de la relation à la mère…

Le chemin mène vers l’intérieur
Ainsi, en se confrontant au texte musical de la Série, est-il fait justice expéditive des imbécilités naguère pérorées sur une quelconque dégradation des facultés intellectuelles du vieillard Liszt ; Dieu ( ! ) merci, des « pianistes visionnaires » avaient au second XXe repris le chemin et montré son caractère autonome, voire prophétique : « Brendel, Pollini, Zimmerman, Bonatta, Ranki… » On songe aussi au « lâchage » par Zola de son ami Cézanne qu’à partir d’un certain point de rupture il ne comprend plus, et travestit dans « L’œuvre ». Et auparavant, n’y avait-il pas eu Balzac pour s’interroger sur la folie (éventuelle) de son compositeur italien exilé et maudit, Gambara ? A travers l’onirisme de ces pages, et comme l’avait indiqué Novalis, « le chemin mène vers l’intérieur ». Et pour commencer chez Liszt âgé, retourne au « berceau » (lors d’un voyage au village natal), à cette « berceuse dont la monodie est tressée en chacun de nous, en nos propres racines (oubliées) de la musique… et pour le bébé, à l’instant du bercement, ce qui le relie à ce qui deviendra sa transcendance originelle : sa mère ».

La non-étoile
De là, on ira « jusqu’à la tombe », et le compositeur en fera poème symphonique, avec épisode intercalé de « chasse sauvage », où le vieux Liszt « ne renâcle pas devant le combat ». En face, le terrible Unstern (littéralement : non-étoile), Désastre (mauvais astre), qui « fait pénétrer dans la lumière noire » (tiens Hugo , en mourant, avait aussi parlé de « lumière noire »…), à moins que ce ne soit « le soleil noir de la mélancolie » (nervalienne), ou encore « le trou noir d’anti-matière » cher aux fantasmes d’aujourd’hui … Un anti « nuages gris » en quelque sorte, où « une syntaxe radicale, un paysage sans coordonnées, au seuil même de l’irreprésentable » entraînent vers « l’étrange familier, qui permet de toucher à la rumeur de notre espace originaire »…On peut songer aussi aux gravures et peintures dont alors Odilon Redon peuple l’univers mental des Français qui savent se consacrer à leurs rêves…

Le sublimissime gendre
Bien sûr, il y a l’étape de la tombe, et au cœur du pèlerinage, « la mort à Venise » de « R. W. », le balancement des deux Gondoles Funèbres. Occasion pour Philippe André de conter, d’une plume alerte, le séjour au Palazzo Vendramin, à l’invitation de la « chérissime fille », Cosima, et du « sublimissime gendre », Richard, qui d’ailleurs déclare en douce qu’il ne comprend rien à la « folie en germe » dans les dernières œuvres de son beau-père, surnommé aussi « le roi Lear »… Brouilles, chamailleries, jalousie quand l’autre… gagne trop au whist, réconciliations autour de la Musique-malgré-tout, et puis Liszt exaspéré s’en va, et puis R. W. s’en va pour toujours, « mort à jamais ?». Alors demeurent, en « son nom de Venise dans Bayreuth désert », deux Gondoles, la première, « terrible, née sous le sceau de la fermeture », et la Seconde qui, en son espace central et « avant que l’espace se réduise à rien, nous raconte que l’Ouvert est quelquefois plus proche que les extrémités de la galaxie où nous désespérons de le rencontrer ».

Philosophes (et) poètes
Sans tapage ni solennité, voilà bien Philippe André nous rendant par son écriture à l’espace qu’il fait sien de la poésie, lui qui salue au fil des pages Hölderlin, René Char, Michaux, André du Bouchet, et chez les philosophes « en langue française », ceux qui sont non moins poètes, Jankelevitch ou Maldiney…On retrouvera le « beau, premier degré du terrible » selon Rilke, dans la description de l’énigmatique Schlafoss (Sans sommeil), mais l’apaisement s’accomplit dans Recueillement, – révisé en 1884 à Budapest, où Liszt est malade et craint la cécité – et l’ultime «En Rêve », que P. André décrit sous le signe de la « pure durée » bergsonienne : œuvre issue d’un mouvement de sublimation, « comme née d’une évanescence des nocturnes, s’élevant au-dessus d’eux pour dire la nostalgie de leur nostalgie. »

Est-ce moi qui rêve la nuit ?
En un dernier chapitre (Coda, bien sûr), l’auteur réausculte le Temps si particulier de cette fin du Pèlerinage, – « sous l’emprise d’une circularité » ? -, un Temps, « susceptible de faire perdre à Orphée la notion de temps lui-même, avec la permanence dans notre présent du monde originaire où le vécu essentiel est celui de l’espace ». Celui des synesthésies, (alias Correspondances) de Baudelaire (lui qui appelait : « O mort, vieux capitaine, il est temps, levons l’ancre ! Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons »), et aussi des discordances, des recouvrements dans la mémoire (il nous revient aussi, selon le palimpseste – le « gratté à nouveau » – de la couche des souvenirs que les « affichistes », Hains ou Villeglé, ont exploré depuis les années 60)…

La conception de l’Ouvert
Et selon cette conception de l’Ouvert pour laquelle P. André « milite » discrètement, invitant le lecteur à prolonger la démarche, il nous importe qu’un maître-livre comme celui d’Albert Béguin, L’Ame romantique et le Rêve- 1937 ! -soit cité ici, en sa magnifique Introduction : « Est-ce moi qui rêve la nuit ?… Faut-il croire que j’assiste à la danse incohérente, honteuse, misérablement simiesque des atomes de ma pensée ? », reliant ainsi (via Armin : « Les œuvres poétiques ne sont pas vraies de cette vérité que nous attendons de l’histoire ») l’immense Liszt rêveur à un romantisme allemand où se ressourcent aussi, malgré la distance temporelle et culturelle, ses « dernières œuvres pianistiques ». Tout autant que celles-là envoient, comme le disait le compositeur, « un javelot dans l’avenir », un avenir « délivré » non seulement de l’ordre tonal , mais de la conduite « ordinaire » des pensées développées, pré-établies, échappant à la magnifique liberté onirique.

Philippe André : « Nuages gris », le dernier pèlerinage de Franz Liszt, collection Sursum Corda, Editeur Le Passeur. ( 165 p. ; 2014 ) Les deux premiers tomes des Années de pèlerinage (d’abord édités en livre chez Aléas) sont disponibles en e-books, Alter-éditions.

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