Celui qui est mort à Vienne le 12 juin 2006, nous laisse un héritage musical indiscutable. Depuis sa naissance, le 28 mai 1923, la musique est sa vie même s’il vient à la pratiquer sur le tard, à l’âge de 14 ans. Il le dira lui-même d’ailleurs, né au coeur de la Roumanie actuelle, il est l’élève emblématique de l’Académie Liszt de Budapest. Une activité l’emporte davantage aux autres : la composition. Pendant la durée du chemin jusqu’à l’école ou jusqu’au domicile de son professeur de piano, l’enfant imagine et construit ses premières architectures musicales, à la façon de Beethoven ou de Tchaïkovski. Déjà, tout concevoir jusqu’à la dernière note, dans sa tête. A 16 ans (1939), l’adolescent compose une grande Symphonie en la mineur avec explosions d’engins pyrotechniques dont le lyrisme et l’envolée à la fois parodique et facétieuse, veut conjurer son état de pauvre élève provincial.
Période hongroise
Heureusement, ses aînés reconnaissent ses dispositions : son professeur Ferenc Farkas au Conservatoire de Kolozsvar (actuel Cluj), mais aussi Kodaly, l’encouragent. Le jeune homme de 26 ans, démuni et sans le sou en 1949 (sa famille d’origine juive a été durement touchée par la guerre et la tyrannie nazie : si sa mère réchappe aux camps d’Auschwtiz, son père y mourra), trouve en Kodaly un appui, et un poste. Ligeti, non instrumentiste, compositeur de son état mais compositeur contemporain donc interdit par le système Stalinien, participera à l’édition de musique populaire, menée par Kodaly et Bartok. Professeur d’harmonie, il compose tout de même : Musica Ricercata pour piano (1952), Quatuor à cordes (1954) indiquent une inspiration marquée par l’influence de Bartok, tout en soulignant la nécessité d’en sortir.
L’échappée de 1956 : découverte de l’électronique et du sérialisme
Au moment du soulèvement de Budapest, percée inespérée dans la toile soviétique, les Ligeti quittent le pays. D’autant que l’épouse a trouvé un poste à Vienne. Ce changement de lieu provoque un renouvellement total des champs d’écriture : musique électronique (Glissandi), puis bande magnétique (Artikulation) dénotent la rencontre avec Stockhausen. Mais le compositeur éprouve les limites de la technologie musicale, il revient à l’orchestre traditionnel dans Apparitions qui, créé le 19 juin 1960 à Cologne, l’impose immédiatement sur la scène de l’Avant-garde. La pâte Ligeti s’y déploie en presque 10 minutes : un sillon original et totalement inédit, qui n’a rien de commun avec Webern ou Messien. Le style accumule diverses strates polyphoniques, créant des interférences selon ce que le compositeur appelle alors « micropolyphonie ». D’ailleurs, ses propres architectures doivent à l’étude de Machaut et d’Ockeghem, les premiers maîtres du genre polyphonique. Mais ce grand lyrique aime tout autant la plaisanterie décalée, l’absurde : il succombe aux gags de Dada, au Surréalisme libertaire comme en témoignent Bagatelles, Fragment et la conférence muette, « L’avenir de la musique »...
Mais le compositeur, au début des années soixante, maîtrise désormais son langage : en témoignent sans réserve, le Requiem pour deux solistes, choeur et orchestre, créé à Stockholm en 1965 ; Lux Aeterna pour choeur à 16 voix (Stuttgart, 1966), Lontano pour orchestre (Donaueschingen, 1967), le Kammerkonzert créé par Friedrich Cerha au festival de Berlin en 1970 : travail sur la texture, et le déséquilibre d’une structure désaxée, offrent sa réflexion sur le développement de la forme, issue d’un dérèglement.
Paradis californien
Ligeti cultive sa liberté. Il rejoint les espaces sans contraintes des Etats-Unis. Au début des années 1970, le musicien s’installe à Stanford. Finie la contrainte Viennoise où pèsent tant la tradition, le poids des maîtres baroques et romantiques, Bach et Beethoven. Et si l’air californien le dépayse, Ligeti conservera ses attaches à Hambourg où il enseigne. Son travail revient à la musique électronique, dans le studio de l’Université de Stanford.
Toujours l’esprit en éveil, Ligeti compose son Grand macabre (créé à Stockholm en 1978, mais pleinement assumé par l’auteur pour sa reprise Bolognaise en 1979), une manière de contre-objection à l’anti-opéra de Kagel. Expérimentateur, le musicien reste constamment préoccupé par l’idée de corps organique, dont la partition exprime la vie propre. A mesure qu’il cherche et trouve les lois de l’architecture du vivant, son oeuvre éprouve la forme pour en révéler la poésie profonde.
Partition graphique et cinéma
L’habile manipulateur des combinaisons, fasciné par les lois de la physique et des mathématiques, aime aussi travailler le graphisme visuel de ses partitions. C’est un plasticien qui aime citer le peintre français, Cézanne, parce qu’il lui a révélé l’ossature géométrique de la nature ; et tout autant, De Chirico et ses silhouettes sans visages, pour préciser la vibration indéterminée de ses amplifications dans Volumna pour orgue. Coup du destin, un destin malicieux là encore, Kubrick tourne 2001, l’odyssée de l’espace, entre la création du Requiem et celle de Lux Aeterna, deux musiques célestes, devenues depuis atemporelles lorsque le réalisateur les utilise par fragments, sans autorisation préalable, dans son film culte. Après des querelles juridiques, les deux parties trouvent un accord. Et même si Ligeti se déclare déposséder de ses oeuvres, la qualité visionnaire du film de Kubrick légitime d’une certaine façon qu’il ait saisi, sans préalable, la musique la plus cosmique à son époque. Ce vol signifie un hommage rendu aux partitions dérobées. Chez l’un comme chez l’autre, il y a cette fascination du mystère étiré, magnifié par des précipités de l’espace temps, ces fractales dont Ligeti était admirateur. Dérèglement intérieur d’un ordre apparemment figé. Silence, déflagration. Temps mort, vide hurlant. La musique de Ligeti nous parle d’une écriture où l’ordre naturel, en miroir avec le cosmos, a repris ses lois, son rythme, ses heurts. La surface du soleil, astre de vie, n’est-elle pas dévorée par explosions et distorsions d’un magma dansant?
La conscience et l’écriture de Ligeti sont là, dans l’écoute et la vision des mondes lointains si proches, dans l’harmonie du monde qui résonne par chaos. L’un n’allant jamais sans l’autre.
Crédits photographiques
2 portraits de György Ligeti (DR)