2 Iphigénie glukistes
L’argument principal de ce diptyque antique demeure les deux solistes féminines, françaises donc intelligiblement convaincantes ; mais davantage encore, actrices et chanteuses : Véronique Gens illumine de son chant nuancé et sobre, constamment proche du verbe, la figure d’Iphigénie en Aulide, fière et victime à la fois, prête à subir les foudres sacrificielles d’une Diane décidément inflexible ; en Tauride, l’Iphigénie de Mireille Delunsch est tout autant époustouflante, plus expressive que musicale et d’emblée parfaite pour le sens du drame du Gluck radicalement réformateur. La soprano intense incarne la figure mythologique en s’appuyant sur sa profondeur psychologique, après la Guerre de Troie et soumise comme une exilée solitaire, à la même fureur sanguinaire de Diane… Victime en Aulide comme en Tauride, Iphigénie prend ici une incarnation de plus en plus présente, une maturité progressive qui fait de la fille à sacrifier, une femme éprouvée dans sa dignité individuelle.
Gluck n’aura jamais été aussi sombre, et même angoissé que dans sa seconde Iphigénie : un théâtre plus inquiet et noir que l’héritage légué par Euripide. C’est dire le trait de génie du compositeur invité à Paris, auteur d’une scène inouïe qui depuis Racine (dont il s’inspire), réussit à révéler l’obscurité vivante et palpitante qui domine le désir inconscient des personnages. Wagner pour Iphigénie en Aulide, Strauss pour Iphigénie en Tauride ont compris la force des opéras de Gluck : chacun en a composé une adaptation encore respectée (Wagner n’hésitant pas à revoir la fin de l’opéra selon une vision définitivement tragique). Dans Iphigénie en Aulide, Gluck brosse le portrait de Clytemnestre laquelle dans une scène de folie délirante invective la folie des dieux (Anne Sofie von Otter). Dans Iphigénie en Tauride, Gluck ne peut s’empêcher de rompre le fil de l’action par l’intervention parfois envahissante du choeur mais il sait affiner le portrait des deux grecs chez les Scythes, Pylade et surtout Oreste lequel finit par se faire reconnaître de sa soeur Iphigénie (très bons Yann Beuron et Jean-François Lapointe).
L’esthétique épurée de la mise en scène reste d’une neutralité standard et plutôt lisse qui a le mérite de souligner sans artifice ni écarts anecdotiques, le chant des deux sopranos vedettes. Après tout le vrai foyer du sens reste le verbe et sa projection naturelle. Leur français fait merveille dans le théâtre de Gluck, intelligibilité moins naturelle cependant pour les autres personnages, chacun selon leur rapport à l’articulation linguistique. De ce point de vue, les élèves n’ont pas été capables de recueillir les préceptes du maître : ni Rousset à Bruxelles, ni Minkowski ici à Amsterdam n’ont gardé l’exigence superlative d’un William Chrisite, décidément inégalable dans la restitution du français lyrique (or on sait combien la déclamation de la poésie était le but premier du Chevalier qui comme aucun autre étranger avant et après lui, n’a réussi le défi prosodique à l’opéra : ni Piccinni son rival artificiellement monté en épingle ni Sacchinni ensuite n’ont su relever l’épreuve). A Amsterdam, la nécessité de modernisation du mythe, la transposition de l’univers grec antique dans un dispositif guerrier moderne n’apportent rien en définitive. Seule la vocalité rayonnante de deux héroïnes associées au projet mérite les honneurs et justifient l’édition du présent dvd.
Christoph Willibald Gluck : Iphigénie en Aulide (1774). Iphigénie en Tauride (1779). Aulide : Véronique Gens(Iphigénie), SaloméHaller (Diane), Nicolas Testé (Agamemnon), Anne Sofie von Otter (Clytemnestre), Frédéric Antoun (Achille), Martijn Cornet (Patrocle), Christian Helmer (Calchas). Tauride : Laurent Alvaro (Arcas, Thoas), Mireille Delunsch (Iphigénie) Jean-François Lapointe (Oreste), Yann Beuron (Pylade), Choeur du Nederlandse Opera, Les Musiciens du Louvre-Grenoble, Marc Minkowski, direction. Mise en scène : Pierre Audi. 2 dvd Opus Arte. Référence : OA1099