Entretien avec Pascal Bouteldja à propos de son ouvrage : Un patient nommé Wagner (éditions Symétrie). Un an après le centenaire Wagner 2013, le docteur Pascal Bouteldja, grand connaisseur de la vie et de l’œuvre de Richard Wagner répond aux questions de classiquenews.com, soulignant combien l’homme Wagner, de santé plutôt robuste finalement dans un siècle où la médecine reste aléatoire, demeure sincère dans ses contradictions, direct et franc dans l’expression de ses idées comme l’art des sentiments portés à la scène lyrique. Son ouvrage adoucit le portrait trop caricatural que beaucoup s’ingénient à diffuser et défendre à l’égard du créateur de la musique de l’avenir et du Ring…
Que nous révèle la connaissance des maladies de Wagner sur l’homme voire le compositeur ? C’est à dire, y a-t-il des personnages de son théâtre, du Vaisseau fantôme à Parsifal qui pourraient être des miroirs du Wagner malade ?
Un tel éclairage, celui de la médecine, donne un portrait très différent – quasi compassionnel – de l’homme Wagner. Ce « Wagner malade » nous dévoile toute sa personnalité, celui d’un génial musicien-poète, extraordinaire mélange d’orgueil et de modestie, d’assurance et de doute de soi, d’ardente vitalité et de profond abattement, de mépris du monde et d’amour des hommes. Celui aussi d’un homme banal sensible aux petites joies et aux désagréments de la vie de tous les jours, aux ennuis que lui cause son corps bien vivant et « bruyant » (« La santé c’est le silence des organes » rappelait Paul Valéry) et tributaire du savoir médical (précaire !) de son temps ! Et surtout qui se comporte en être humain comme les autres en bien des circonstances. Ce malade permanent est fascinant, et on s’interroge à nouveau et autrement sur cette incroyable souffrance continue dont on se demande à quel point elle a influencé son œuvre. Récemment, le British Medical Journal, dont la presse française s’est fait l’écho (décembre 2013), a voulu démontrer que l’artiste utilisait la souffrance causée par ses migraines pour composer Siegfried. Et de voir en Mime, un migraineux ! Certes certains arguments font mouche ; mais de nombreux points du raisonnement font preuve d’une méconnaissance profonde de la vie et de l’œuvre de Wagner. Comme le rappelle Christian Merlin dans sa préface, on peut analyser et expliquer une œuvre d’art sans prendre en compte la personnalité de son créateur. Il nous semble impossible de lire la vie de Wagner à partir de son œuvre et inversement, c’est à dire à partir de thèmes, configurations, nœuds dramatiques proprement wagnériens, et qui, employés comme métaphores sont projetés sur certains traits de sa vie. Avec cet entrelacement du réel et de la fiction, on sombre rapidement dans la facilité. Non, Wagner n’est pas le Hollandais qui fuit en Mer du Nord ceux qui le poursuivent, il n’est pas Tristan dans sa passion pour Mathilde Wesendonck et il n’est pas Walther von Stolzing rejeté par le traditionaliste Hanslick. Aussi, il m’est impossible de conclure que certains personnages soient des miroirs de l’homme Wagner « malade ».
Y-a-t-il une évolution de son état de malade selon les périodes de sa vie ? En d’autres termes, après la rencontre avec Louis II de Bavière et son soutien miraculeux, l’état de santé de Wagner s’améliore-t-il?
Aussi bizarre que cela puisse paraître, en considérant le titre de mon ouvrage, Wagner eut une santé singulièrement robuste, même si la maladie, sous des formes variées et souvent banales, lui a été familière tout au long de sa vie et fut assez présente pour être un facteur de perturbation chronique, ce qu’un jour Wagner, commenta, ainsi : « Etre mort me plairait tout à fait, mais vivre et ne jamais être bien portant, c’est désagréable… » C’est un fait, surtout dans sa jeunesse, des périodes assez longues s’écoulent sans fait médical marquant. A l’inverse, à certains moments, se sentant malade ou « mal dans sa peau », il ne tarit pas de descriptions de ses problèmes de santé dans les lettres adressées à ses proches. Bien évidemment, avec l’âge, Wagner souffrira de quelques maladies passagères plus ou moins contraignantes. Mais c’est surtout l’évolution et l’aggravation de sa maladie de cœur, qui lui sera fatale, qui fit de Wagner un vieil homme malade soumis à des maux perpétuels et multiples. Le Journal de Cosima ne cesse de mentionner les souffrances physiques et les incommodités de l’artiste qui soulignent bien la diminution de sa résistance physique. A n’en point douter, qu’il ait pu achever Parsifal et participer aux représentations du second festival de Bayreuth en 1882 semble presque miraculeux ! Il devait mourir six mois après !
En revanche si l’on considère la « santé psychique » de l’artiste, il va de soi que la rencontre « miraculeuse » de 1864 avec le roi Louis II de Bavière, l’apaisa définitivement – malgré quelques tensions dans sa vie intime (on pense à sa relation adultérine avec Cosima dans les années 1865-1868). Wagner conclue d’ailleurs Ma vie par ces mots : « Grâce à mon auguste ami, le fardeau de la vie me fut définitivement épargné ». Il ne faut surtout pas oublier qu’à la fin de l’année 1863, Wagner souffrait d’une dépression sévère, probablement beaucoup plus sévère qu’au lendemain de la révolution de Dresde en 1849. L’Anneau du Nibelung était inachevé et Tristan, terminé depuis cinq ans, n’avait toujours pas été représenté. Après le scandale retentissant des représentations de Tannhäuser à Paris en 1861, chaque tentative de représentation de Tristan échouait. Il élaborait certes le nouveau projet desMaîtres chanteurs de Nuremberg, mais il ne parvenait pas à dépasser le stade de l’esquisse musicale. Il vivait de plus une période très instable sur le plan géographique et intime. Les dettes et la solitude obscurcissait son horizon. Il fut contraint d’accepter un certain nombre d’engagements comme chef d’orchestre dans des villes lointaines pour apaiser ses créanciers. Début 1864, isolé à Vienne, sa situation devenait critique : « Il n’y a plus de place pour moi dans ce monde, je n’ai plus de goût à rien, ni pour l’art ni pour la vie ». Que serait-il advenu de lui sans l’intervention providentielle du roi Louis II ? On ne refait pas l’Histoire !
Comme connaisseur et admirateur de l’œuvre du compositeur, qu’est-ce qui vous touche tant dans son œuvre ? Et quelle serait votre ouvrage fétiche et pourquoi ?
Chaque admirateur de Richard Wagner doit – comme moi – éprouver à l’écoute de sa musique le sentiment du sublime et cet étrange envoûtement qui nous emporte au-delà de nous-mêmes et dépasse toute la mesure des sens, sans être capable de l’exprimer aussi bien que Baudelaire : « Il y a partout quelque chose d’enlevé et d’enlevant, quelque chose à monter plus haut, quelque chose d’excessif et de superlatif ».
Richard Wagner est l’artiste que je révère plus et beaucoup plus que d’autres grands créateurs, peut-être aussi à cause de sa sincérité artistique, c’est à dire la faculté que cet artiste a d’exprimer ses sentiments et ses idées de la manière la plus naturelle et la moins conventionnelle possible, sans le désir de paraître autrement. Et à la question de savoir quel ouvrage de Richard Wagner je préfère, je répondrais Les Maîtres Chanteurs. La sincérité dans l’art, cela peut s’appeler le naturel (à ne pas confondre avec le naturalisme) ; Wagner qui s’y connaissait, appelait cela « le purement humain libéré de toute convention ». Les Maîtres Chanteurs sont une œuvre où ce sens du naturel de Wagner se manifeste de façon concrète presque palpable et apparaît de la manière la plus simple et la plus éclatante. Quand on aime Les Maîtres Chanteurs, on a le sentiment d’avoir vécu à Nuremberg au XVème siècle, on croit presque avoir fait son apprentissage de cordonnier et quand on assiste à une représentation on a l’impression d’avoir revêtu ses plus beaux atours pour assister à la grande fête du chant, de la musique et de la poésie.
Y-a-t-il des éléments de la vie de Wagner ou sur son œuvre que vous avez découvert pendant vos recherches ou dans l’écriture de votre livre ?
Pratiquant la vie de Richard Wagner depuis plusieurs années, j’avoue ne pas avoir appris d’élément bien nouveau ; mais c’est vrai qu’en étudiant les médecins de Wagner, j’ai beaucoup appris sur leurs parcours biographiques, que cela soit celui d’Anton Pusinelli, son médecin à Dresde et « le fidèle parmi les fidèles » pour reprendre le terme de Martin Gregor-Dellin ou encore le docteur Josef Standarthner, sommité médicale de l’époque et médecin de l’impératrice Elisabeth II d’Autriche.
J’ai au moins appréhendé une chose sur « l’homme Wagner ». Au fil de mes lectures, j’ai constaté qu’une majorité du public a été amenée à se faire une opinion négative de l’homme qui est jugé de nos jours avec la plus triviale prétention. Que de préjugés, diffusés par une pensée dominante, ne connaît-on pas ? Et c’est aujourd’hui un recours commode que d’accorder son admiration à l’artiste et sa répulsion à l’individu. Peut-être, par ce biais du quotidien et de la médecine, si les passionnés de Wagner et les mélomanes comprennent mieux désormais cet immense artiste, alors cet ouvrage aura atteint son objectif !
Propos recueillis par Alexandre Pham, avril 2014.
Lire aussi notre critique du livre : Un patient nommé Wagner, par Pascal Bouteldja