Découverte et authentifiée depuis cet été, la Sonate pour violon en la majeur désormais étiquetée « RV 829 » d’Antonio Vivaldi, est intégrée au catalogue officiel du Maître du baroque vénitien. Une exhumation exceptionnelle accompagnée par les musicologues et instrumentistes de l’Ensemble SCARAMUCCIA qui l’ont enregistrée en première mondiale sous leur propre label, Snakewood Editions. La réalisation est magistrale : elle manifeste la vitalité unique et virtuose du « Prete Rosso » dans un période charnière de sa vie où il devait absolument démontrer sa haute technicité et sa souveraine musicalité. L’opus ainsi révélé dévoile un épisode de sa vie qui renforce davantage sa formidable personnalité dans le Venise du début XVIIIème. Genèse, enjeux, contexte d’enregistrement… Javier Lupiáñez, violoniste et directeur musical de Scaramuccia, avec Inés Salinas Blasco violoncelliste et manager, évoquent tous les aspects de cette formidable découverte au carrefour de la musicologie et de l’exceptionnel artistique…
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Portrait des musiciens de SCARAMUCCIA [C] Gregor Servais
CLASSIQUENEWS : Que savons-nous de l’époque et du contexte où a été composée cette Sonate ?
Javier Lupiáñez & Inés Salinas Blasco : Il semble que l’œuvre ait été écrite plus ou moins tôt dans la production vivaldienne. Bien qu’il soit très difficile d’établir des dates précises, nous pouvons dater la Sonate au début du XVIIIe siècle. La période est décisive pour Vivaldi qui est alors professeur à la Pietà ; même si son poste est assuré, donnant des cours et composant ses concerts, sa situation n’était pas si facile pour autant : en 1709, Vivaldi perd son poste à La Pietà puis est réengagé en septembre 1711. Nous ne savons pas grand chose de la vie de Vivaldi à cette époque, ce qu’il a fait, où il est allé… Son existence s’apparente à un compositeur « freelance » ; cela correspond au type de composition à laquelle cette Sonate appartient. Il s’agit de la sonate la plus personnelle que nous connaissions de Vivaldi, comme s’il s’agissait d’un concert, Vivaldi y explore les possibilités techniques et expressives du violon jusqu’à ses ultimes limites. Grand érudit, le professeur Michael Talbot, à la lecture de la partition, a précisé que c’était comme une lettre de présentation du prêtre Rosso. Une sonate qui lui permettait de démontrer ses talents de virtuose et de compositeur. J’imagine ce Vivaldi freelance, utilisant sa Sonate comme une carte de visite précisément dans les années où il avait été renvoyé de La Pietà ; au moment où il devait chercher d’autres scènes et d’autres engagements pour diffuser son art. Photo : Ensemble SCARAMUCCIA, à gauche, Inés Salinas Blasco / au milieu, Javier Lupiáñez © Scaramuccia / Snakewood editions,[C] Gregor Servais.
CLASSIQUENEWS : Quelle signification donnez-vous au genre « Sonate dite auf Concertenart » ? Est-ce pure virtuosité, ou y-a-t-il d’autres qualités musicales en jeu ?
Javier Lupiáñez & Inés Salinas Blasco : Quand nous avons montré la sonate au Prof. Michael Talbot, il a immédiatement fait référence à ce type de sonate, un type extrait d’une source plus tardive. En 1740, dans le Critischer Musikus (sorte de journal musical), Johann Adolph Scheibe la décrit en effet comme un type de sonate très révélatrice, composée spécifiquement pour montrer les capacités de l’interprète. Mais les compétences déployées vont bien au-delà de la simple virtuosité comme de la difficulté technique. En tant qu’interprète et compositeur, Vivaldi voulait mettre en lumière toutes les facettes de son art ; et cette sonate est un exemple incroyable des compétences de Vivaldi. Du début à la fin, elle est faite pour montrer ses points forts en tant qu’interprète d’un point de vue technique : virtuosité, passages aigus, arpèges, etc. Mais aussi les cadences musicales où l’interprète a une très grande liberté d’exécution, passages qui révèlent les compétences de l’interprète comme improvisateur. De plus, la composition, du point de vue formel, est surprenante et audacieuse, montrant presque effrontément les formidables compétences de Vivaldi en tant que compositeur et sa maîtrise dans la façon de construire formellement la composition. Pour nous, c’est l’une des sonates les plus spéciales que nous avons rencontrées dans la production vivaldienne.
CLASSIQUENEWS : Quelles informations sur Vivaldi, cette pièce inédite révèle-t-elle ?
Javier Lupiáñez & Inés Salinas Blasco : : Comme je l’ai dit, cette sonate est une véritable carte de visite de Vivaldi. Écrite et conçue pour être interprétée par lui-même. Ceci est en soi quelque chose de très spécial, puisque normalement les sonates de Vivaldi étaient conçues pour un public plus général ou pour un interprète particulier (comme les sonates qu’il a dédiées à Pisendel, violon solo de l’Orchestre de Dresde). Dans cette sonate, nous pouvons voir ce qu’il aimait jouer à Vivaldi, ses points forts pour ainsi dire. Nous le voyons dans ses concertos, dont beaucoup étaient interprétés par lui-même, mais pas dans les sonates. Cela nous permet d’extrapoler de nombreux aspects du style interprétatif de Vivaldi, du grand format des concertos au format intime de la musique de chambre, un aspect jusqu’ici assez inexploré dans l’interprétation vivaldienne. De plus, nous avons découvert un Vivaldi très novateur dès le début de sa carrière de compositeur. Il s’agit d’une sonate surprenante dans toutes ses facettes : compositionnelle, formelle, technique, interprétative ; sans omettre, peut-être ce qui nous a le plus surpris : voir comment Vivaldi s’y montre plus audacieux comparé aux compositions écrites dans la même période (et qui n’ont pas la même audace).
CLASSIQUENEWS : En tant qu’interprète, quels sont les défis à maîtriser pour réussir l’exécution de la Sonate ?
Javier Lupiáñez & Inés Salinas Blasco :: Nous travaillons toujours beaucoup nos interprétations, en cherchant tout ce qui peut nous inspirer et en étudiant en profondeur tout ce qui entoure l’œuvre que nous interprétons. Mais ce cas a été très spécial. Nous avons accompagné cette œuvre depuis le début. De la découverte dans un fichier… en passant par l’étude pour en assurer la paternité à Vivaldi ; donc avant de commencer les premières lectures, nous connaissions déjà extrêmement bien la pièce. Je pense que cela n’arrive pas très souvent.
Ensuite nous étions très enthousiastes à l’idée de la jouer et de l’interpréter en donnant le meilleur de nous-mêmes ; ce qui nous a fait nous tourner encore plus vers l’étude de la partition et à chercher l’inspiration et les idées dans les sources que Vivaldi lui-même a laissées.
En tant que spécialiste de Vivaldi, j’ai consacré entre autres ma thèse de doctorat au Prete Rosso; cela a été un défi pour moi d’interpréter une sonate que je sais avoir été écrite par Vivaldi pour lui-même. D’autre part, ce fut un voyage très excitant qui nous a menés à redécouvrir cette musique merveilleuse, comme si nous avions accompagnés Vivaldi lui-même en le prenant par la main. Je ne sais pas si c’est vraiment le cas, mais nous aimons l’imaginer.
CLASSIQUENEWS : De quelle manière la réalisation de cette pièce souligne-t-elle les qualités de votre ensemble SCARAMUCCIA ?
Javier Lupiáñez & Inés Salinas Blasco : : Nous pensons qu’un musicien historiquement informé doit connaître les dernières recherches et découvertes dans le domaine de la musicologie. Depuis que nous avons créé l’ensemble SCARAMUCCIA, il y a un peu plus de dix ans, nous demeurons fermement engagés à défendre le patrimoine musical inédit et précieux. Ce répertoire peut être inédit soit parce que l’auteur est anonyme ou peu ou pas connu ; d’autant plus si personne ne s’est jusqu’ici intéressé à son œuvre ; soit parce qu’il s’agit d’une identification récente, comme cela a été le cas du RV 829.
Dans les précédents travaux discographiques, nous avons eu le plaisir d’enregistrer pour la première fois d’autres pièces de Vivaldi et de Pisendel que nous avons également identifiées, ainsi que deux sonates d’Albinoni découvertes par Michael Talbot, lequel nous a gentiment parlé de sa découverte et nous a fourni les sources manuscrites. De plus, nous avons une affinité particulière pour le répertoire italien du début du XVIIIe siècle et Vivaldi nous a toujours accompagnés sur notre chemin.
Enfin, dernier point mais non des moindres, dans ce travail nous avons beaucoup approfondi l’ornementation, en nous basant sur les sources historiques de Vivaldi lui-même et sur son environnement le plus proche. Vivaldi et la musique vénitienne de son temps, bien que célèbre, recèle encore beaucoup d’angles méconnus ; ce répertoire promet encore beaucoup de surprises harmoniques et rythmiques pour l’auditeur moderne. C’est pourquoi l’enregistrement peut parfois sembler un peu « exotique », mais c’est précisément cette approche des sources qui semble la rendre plus intéressante. Nous ne saurons jamais comment Vivaldi a joué cette musique… notre passé musical sera toujours dans une certaine mesure un lieu mystérieux ; mais le chemin qui nous amène à l’imaginer est ce qui nous pousse à continuer, à créer, à rechercher.
CLASSIQUENEWS : Une anecdote liée à l’enregistrement de la pièce ?
Javier Lupiáñez & Inés Salinas Blasco : : Depuis le moment où nous avons joué la Sonate pour la première fois, quand nous lisions de la musique que nous ne connaissions pas, jusqu’à ce que l’enregistrement soit lancé, six mois environ se sont écoulés ; et nous pouvons dire qu’ils ont été chargés en travail et en émotions, mais ils ont également été très gratifiants. La Sonate se trouve dans une collection de pièces de style bolonais, très intéressantes mais significativement plus simples. Quand nous avons commencé à lire cette sonate, nous nous sommes rendu compte qu’elle n’avait rien à voir avec les autres morceaux; elle utilise un langage extrêmement personnel, qui la distingue des autres pièces. A partir de là, a commencé un travail de recherche pour identifier l’auteur de la pièce. Une fois que l’Istituto Vivaldi a approuvé notre proposition, nous avons décidé de la faire enregistrer en première mondiale et nous avons commencé à organiser le tournage.
Comme nous n’avions pas d’autres pièces pour enregistrer un album qui aurait un fil conducteur cohérent, nous avons décidé d’enregistrer ce qui est devenu notre premier single numérique, un format qui nous semble encore assez innovant dans la musique classique. Sur ce principe, nous pourrions bientôt rassembler d’autres pièces qui pourraient faire partie du puzzle d’un futur album, avec le RV 829.
Nous avons enregistré avec notre propre label, Snakewood Editions, pour lequel nous avons déjà sorti trois albums en plus de ce single. Nous avons fondé le label en 2018 et il lui reste encore beaucoup de chemin à parcourir, mais nous sommes fiers des derniers travaux, qui ont reçu des mentions spéciales de la part de la critique internationale, ainsi que plusieurs nominations aux ICMA et aux Opus Klassik, et sont distribués dans plusieurs pays d’Europe (dont la France) et en Asie.
Pour des raisons personnelles, l’équipe du continuo pour la basse en particulier, a connu quelques changements dans cet enregistrement ; se sont joints à nous, les inestimables claveciniste Fernando Aguado et théorbiste Earl Christy. Même si nous étions habitués à travailler avec la même équipe depuis des années, c’était un plaisir d’avoir de tels collègues ; la compréhension musicale a été très facile et agréable. La première du single a eu lieu le 25 janvier à l’émission La Dársena de Radio Clásica de Radio Nacional de España, où son animateur, Jesús Trujillo, nous a généreusement offert son espace, Nous avons réalisé un programme spécial dans lequel l’enregistrement a été diffusé avec une interview, que nous savons avoir été suivie en direct par les fans de différentes parties du monde. Quelques semaines plus tard, nous avons également publié un clip vidéo amusant qui a été très bien accueilli (https://www.youtube.com/watch?v=ubcUYtBwZDI). Le single numérique est disponible à la vente sur le site web de Snakewood Editions (https://www.snakewoodeditions.com/product/vivaldi_rv_829/) ainsi que sur les plateformes numériques. Nous encourageons les lecteurs à l’écouter et à l’acquérir s’ils le souhaitent (nous sommes un groupe indépendant et cela nous aide à mener à bien des projets comme celui-ci), mais surtout, nous encourageons chacun à oser écouter de la musique inconnue comme celle-ci, qu’il s’agisse d’un nouveau Vivaldi ou d’un auteur dont vous ne savez rien, peut-être même pas son nom. En savoir plus, approfondir et comprendre… voilà pourquoi nous devons continuer à nourrir la curiosité, découvrir de nouvelles voies, explorer et dévoiler de nouvelles œuvres !
Propos recueillis en juillet 2024
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LIRE aussi notre présentation / annonce de la Sonate RV 829 récemment authentifiée et restituée à Antonio Vivaldi / enregistrement en première mondiale par l’ensemble SCARAMUCCIA : https://www.classiquenews.com/enregistrement-evenement-premiere-mondiale-annonce-scaramuccia-sonata-pour-violon-rv-829-snakewood-editions/