dimanche 19 janvier 2025

ENTRETIEN avec le chef Guillaume TOURNIAIRE à propos de l’opéra La Sorcière de Camille Erlanger (recréation événement éditée par le label suisse b records)

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C’est l’une des excellentes surprises de cette rentrée 2024 : la recréation de l’opéra de Camille Erlanger, La Sorcière (1912), chef d’oeuvre absolu du post-romantisme lyrique et orchestral, révélé avec brio par le chef Guillaume Tourniaire pour le label b records, pour lequel le maestro avait déjà enregistré un fabuleux Ascanio de Camille Saint-Saëns (précédente révélation publiée en octobre 2018)… A partir de citations répétées dans les archives d’époque, le chef défricheur découvre un nom, une œuvre, une écriture taillée pour le théâtre et les vertiges tragiques, dignes de Verdi comme de Puccini… autant de qualités d’un tempérament singulier, aujourd’hui enfin dévoilé et ré-estimé… Premier Grand Prix de Rome en 1888, élève de Delibes, Camille Erlanger mérite absolument d’être ainsi redécouvert. Son exigence dramatique révèle une réflexion personnelle et originale sur le théâtre de Wagner comme de Massenet… Coulisses d’un enregistrement décisif et des jalons de la recherche qui lui fut préalable…

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CLASSIQUENEWS : Comment êtes-vous venu à choisir cet ouvrage pour l’enregistrer ?

GUILLAUME TOURNIAIRE : Depuis de nombreuses années déjà, en lisant des biographies, des lettres ou des témoignages de musiciens ayant vécu au tournant du XXe siècle, un nom assez mystérieux – celui de Camille Erlanger – m’apparut à plusieurs reprises. Cherchant des informations à son sujet, je fus d’abord étonné, en apprenant qu’il obtint le Premier Grand Prix de Rome en 1888 pour sa cantate Velléda, en devançant au palmarès Paul Dukas qui ne fut nommé que deuxième… Je découvris ensuite qu’il connut plusieurs succès notoires, pour des œuvres créés à l’Opéra-Comique et au Palais Garnier. Mais une chose me rendit particulièrement attentif à son sujet : Gustav Mahler ayant entendu à l’Opéra-Comique une reprise de son opéra Le Juif Polonais, décida de mettre l’ouvrage au répertoire de l’Opéra de Vienne !… Photo du chef Guillaume Tourniaire © Carole Parodi.

J’ai donc cherché à me procurer quelques-unes de ses partitions, et quelle ne fut pas ma surprise en découvrant sa musique ! J’ai immédiatement été happé par son originalité, sa force et sa théâtralité. Concernant plus particulièrement La Sorcière, il m’a suffi de jouer au piano quelques minutes du premier acte pour me rendre compte de sa puissance évocatrice, mais aussi de sa poésie (la page orchestrale suggérant l’arrivée de Zoraya est merveilleuse de délicatesse avec ses solos de harpes, de flûte et de violon). Après avoir étudié l’ensemble de la partition et m’être fait une idée plus précise d’elle, je l’ai laissée de côté quelque temps avant de la retrouver, comme pour m’assurer que mon admiration ne provenait pas d’une simple curiosité suscitée par le sentiment de découverte. Durant cette période, j’ai aussi joué et rejoué d’autres ouvrages du compositeur, qui m’ont à leur tour beaucoup impressionné (C’est d’ailleurs à cette même époque que j’ai proposé au Festival de Wexford de programmer L’Aube Rouge)… C’est donc ainsi que, petit à petit, une envie irrépressible de redonner vie à La Sorcière s’est imposée, et que j’ai souhaité pouvoir l’enregistrer.

 

CLASSIQUENEWS : Comment s’inscrit La Sorcière dans son époque ? Quelles qualités révèle-t-elle de son auteur ?

GUILLAUME TOURNIAIRE : Les rares éléments biographiques dont nous disposons nous informent que Camille Erlanger suivit les cours de composition de Léo Delibes au Conservatoire. Le contraste parait saisissant entre l’esthétique de son professeur et la sienne, notamment concernant la légèreté des livrets souvent choisis par Delibes et la noirceur de ceux qu’il mit lui-même en musique… mais l’élève saura toutefois se souvenir de ses cours, par la théâtralité de son écriture, et, en moments opportuns, par de saisissantes transparences orchestrales. Faisant preuve d’une grande indépendance autant que de courage, il n’a jamais caché sa fascination pour Wagner, et s’est exprimé clairement au sujet du traitement de ses « Sujets musicaux » proches des Leitmotivs du Maître de Bayreuth. La plupart de ses œuvres témoignent également d’une filiation évidente avec le lyrisme et les couleurs orchestrales de Massenet, mais son système harmonique comme ses préoccupations stylistiques sont pleinement ancrés en ce début du XXe siècle : il réussit de façon très personnelle une sorte de synthèse entre la musique française d’alors et un vérisme de bon ton, ce qui ne manqua pas de désarçonner certains de ses confrères comme une partie de la critique parisienne. Son instinct théâtral époustouflant fit l’admiration de Tito Ricordi qui publia son Rêve lyrique Hannele Mattern en 1911. On pourrait aussi ajouter que, comme Puccini ou Janáček, Erlanger eut un sens particulièrement aigu et moderne du choix de ses livrets. Ainsi, dans L’Aube Rouge, il n’hésita pas à mettre en musique un fait divers retentissant qui venait tout juste de se produire (l’assassinat en 1905 à Moscou du Grand-Duc de Russie par des nihilistes), ou dans Forfaiture, à s’inspirer (ce fut une première à l’opéra!), d’un film de Cecil B. DeMille (The Cheat – 1915).

 

CLASSIQUENEWS : Selon vous quel est le sens de cette action ? Que met-elle en avant sur le plan poétique et dramatique ? 

GUILLAUME TOURNIAIRE : Cette action évoquant à la fois un sujet historique (les atrocités commises à Tolède par l’église catholique au temps de l’Inquisition) et un sujet sociétal (la différence de traitement réservée aux femmes et aux hommes) résonne aujourd’hui avec une saisissante actualité. On peut même déplorer qu’elle nous parle de deux des problèmes les plus aigus auxquels nous sommes hélas encore confrontés : l’aveuglement des intégrismes religieux et les violences sexistes. Enrique (chrétien) et Zoraya (musulmane) vivent une passion amoureuse jugée « impure », les condamnant tous deux au châtiment… mais pour disculper le chrétien, on accusera son amante de l’avoir ensorcelé. En matière de brutalité, le Tableau du Tribunal de l’Inquisition, avec ses sept prélats (dont six basses!) s’acharnant sur trois pauvres femmes pour les contraindre à faire de faux témoignages, pourrait être étudié comme un cas d’école – Et doit-on rappeler que l’écrasante majorité des « sorciers » brûlés au moyen-âge furent des sorcières?…

Mais au milieu de ce déferlement d’obscurantisme et de haine, il y a aussi et surtout la magie d’une passion amoureuse. Celle-ci va donner au compositeur l’occasion de pages musicales d’une grâce infinie pour décrire la beauté de Zoraya, d’un lyrisme ardent pour évoquer l’enivrement des amants, ou d’une tragédie bouleversante pour incarner leur détresse.

En brillant alchimiste, Camille Erlanger construit ses trois premiers actes (offrant à chaque fois aux deux protagonistes l’occasion de duos aussi inspirés que savamment développés) comme une marche inexorable vers l’effroyable Tribunal : à la poésie délicate et frémissante de leur rencontre (acte 1), succèdent les élans fiévreux de leur passion (acte 2), avant que les éclats joyeux de la fête du mariage ne contrastent avec les accents douloureux des amants pris aux pièges des carcans de la société (acte 3).

Lorsqu’éclate le thème effrayant de l’Inquisition au début du quatrième acte (ce dernier est un véritable chef-d’œuvre), tous les ingrédients sont réunis pour que l’auditeur ressente la cruauté absolue qui va s’abattre sur Zoraya, puis frapper les deux amants.

 

CLASSIQUENEWS : L’orchestre et l’écriture musicale favorisent-ils certains personnages, certaines situations ?

GUILLAUME TOURNIAIRE : De toute évidence, le compositeur est tombé lui aussi sous le charme de Zoraya, à laquelle il confie un rôle d’une richesse et d’une longueur exceptionnelles. Pour ce faire, il sollicite l’orchestre en coloriste et dramaturge accompli. Maurice Ravel qui assista à la générale fut aussi séduit par « l’apparition de Zoraya au clair de lune et la scène qui suit » (son premier duo avec Enrique, dont la Barcarole « Dans la demeure… »), puis par « le prélude et le début du deuxième tableau, où la voix vient se mêler harmonieusement au son des cloches« . Il souligna aussi « l’atmosphère espagnole et orientale » de la partition, dont la suavité des harmonies (par exemple dans la Romance du troisième acte « Dans le calme des nuits« ), ou les couleurs désespérées (dans l’Air du quatrième acte « Toutes les douleurs« ), donnent à Zoraya des accents bouleversants.

Comme je l’ai déjà souligné plus haut, Camille Erlanger a un sens extraordinaire du théâtre, et l’un de ses atouts les plus significatifs est son habileté à souligner des tensions ou exacerber des coups de théâtre. Ainsi, dès l’entrée d’Afrida (la scène fit grande impression à la création), l’orchestre semble lui aussi saisi de rictus inquiétants, de spasmes, de ruptures rythmiques, notamment par l’emploi d’effets de percussions en tous genres ou d’intervalles « diaboliques », puis au fil du discours délirant de la pauvre femme et de ses évocations des nuits de Sabbat, tous les instruments contribuent à l’embrasement musical général. Cette scène de quelques minutes est si spectaculaire que je ne comprends pas comment elle n’est pas restée au répertoire… ne serait-ce que comme pièce de genre, dans des programmes de concert!

Nous pourrions aussi évoquer (entre autres exemples remarquables) les couleurs proprement terrifiantes de chaque intervention du Cardinal Ximénès, le diabolisme de la Morisque du tableau final, ou les effets orchestraux suggérant la sidération (la nouvelle apportée par Zaguir à la tombée du rideau du deuxième acte), l’effroi (l’irruption de Cardenos), ou la diversion (les musiciens de rue jouant une sérénade espagnole).

 

CLASSIQUENEWS : Quels seraient les deux passages qui vous ont particulièrement convaincu ? Pourquoi ?

GUILLAUME TOURNIAIRE : La scène du Tribunal de l’Inquisition est un chef-d’œuvre de bout en bout, depuis les répétitions fracassantes du motif de l’Inquisition, en passant par les entrées successives des Inquisiteurs (dont celle particulièrement malsaine de Ximénès), l’arrivée noble et douloureuse de Zoraya, les dépositions délirantes ou tragiques d’Afrida et de Manuela, la confrontation entre le Grand Inquisiteur et son accusée (dont le sublime Air « Toutes les douleurs »), jusqu’à la sentence démoniaque finale (« Nous la brûlerons après vêpres! »). Il est rarissime de rencontrer un acte aussi théâtral, d’une telle puissance, d’une telle richesse musicale, écrit dans toute sa durée avec une telle tension, une telle progression dramatique, et sans aucune chute d’intensité ou moment de faiblesse.

Pour contraster avec la noirceur et l’ampleur de la scène du Tribunal, je pourrais évoquer l’un des moments de grâce vécus par Don Enrique et Zoraya. Cette page aussi brève que délicate m’a profondément ému dès ma toute première lecture de la partition… À la fin du premier acte, alors que Zoraya est libérée par Don Enrique, celui-ci, cherchant à cacher son émotion, lui enjoint de ne plus jamais se retrouver sur son chemin. La belle mauresque s’éloigne alors très lentement, lui lançant avec sensualité l’énigme suivante : « Nul être au monde… n’a vu le jour… de demain !… ». Si ne pouvons plus (hélas!), qu’imaginer comment l’immense Sarah Bernhardt prononçait au théâtre cette envoutante réplique de Victorien Sardou, nous pouvons aujourd’hui savourer comment Camille Erlanger a réussi à suggérer la magie de ce moment… La langueur avec laquelle est susurrée l’incantation de la jeune fille, ponctuée de trois sublimes envolées lyriques du violon solo accompagné des harpes, a que quoi désarmer le plus valeureux des archers de la Ville…

 

CLASSIQUENEWS : Comment s’inscrit ce nouvel enregistrement parmi les précédents réalisés ? En particulier ceux réalisés chez b-records ?

GUILLAUME TOURNIAIRE : Depuis toujours, j’ai adoré me mettre au piano et déchiffrer des partitions inconnues. Cette curiosité m’a naturellement amené à comprendre pourquoi certaines œuvres se sont imposées dans le répertoire ou en ont été exclues, mais aussi à m’interroger sur les raisons pour lesquelles des pages pourtant admirables ont pu être mises de côté puis oubliées.

Je me souviens comme si c’était hier, du moment où j’ai lu pour la première fois La Ballade du Désespéré, ou encore, Les Djinns, de Louis Vierne. Tout, dans ces partitions, semblait me sauter au visage, comme autant de génies sortant de la lampe d’Aladin, me suppliant de leur redonner vie ! Je me souviens aussi de chacune de mes relectures, qui bien loin d’émousser l’excitation première de la découverte, venait renforcer l’attrait qu’exerçaient sur moi ces œuvres.

De même, le premier contact avec Ascanio de Camille Saint-Saëns me laissa dans une impression d’étourdissement. Comment une fresque aussi théâtrale, et d’une telle qualité musicale avait pu être délaissée de la sorte… alors que l’on connaissait l’immense estime que le compositeur avait lui-même pour cette œuvre?

Je pourrais multiplier les exemples, et il serait sans doute trop long ici de justifier par le détail, les raisons de ces oublis aussi malheureux qu’injustes. Cependant, on pourrait brièvement avancer que, dans le cas de Louis Vierne, à l’exception de ses Symphonies pour orgue pour lesquelles il fut son propre interprète, son état de santé et sa cécité ne lui permirent certainement pas de promouvoir aisément ses œuvres orchestrales. Dans le cas d’Ascanio, nous savons aujourd’hui que plusieurs circonstances malheureuses, lors des répétitions précédant la création, ont entaché la qualité de l’exécution musicale, à tel point que le compositeur refusa d’assister à la première!…

En ce qui concerne Camille Erlanger, son cas est encore plus étonnant, puisque alors même qu’il fut joué sur les principales scènes parisiennes durant toute la première décennie du XXe siècle, non seulement ses œuvres ont totalement disparu du répertoire, mais son nom même est désormais inconnu! Sans doute, son indépendance d’esprit et ses origines familiales donnèrent-elles à l’époque de nombreux arguments à ses détracteurs pour clamer leur incompréhension ou déverser leur haine (deux articles de presse publiés au lendemain de la création de La Sorcière sont reproduits dans le livre accompagnant notre enregistrement, et sont éclairants à ce sujet). Fort heureusement, avec plus d’un siècle de recul, nous pouvons enfin apprécier son talent à sa juste valeur !

Grâce à l’aide de très chers amis mélomanes et à la Haute École Musique de Genève qui ont rendu possible notre concert genevois, La Sorcière a pu enfin revoir le jour. Grâce à la captation « live » réalisée par le label b-records, j’espère qu’elle touchera un public nombreux, ainsi que des metteurs en scène et des directeurs d’Opéras puis retrouvera enfin la place qu’elle mérite dans le répertoire lyrique…

Quant aux suites à donner aux enregistrements d’Ascanio et de La Sorcière, j’ose espérer que la collection « Genève Live » chez b-records s’enrichira d’autres redécouvertes… car d’autres pépites ont déjà illuminé mes lectures…

Propos recueillis en décembre 2024

 

 

CD

LIRE aussi notre présentation du cd événement La Sorcière de Camille ERLANGER par Guillaume Tourniaire (livre cd B records) : https://www.classiquenews.com/cd-evenement-annonce-camille-erlanger-la-sorciere-1912-recreation-choeur-et-orchestre-de-la-haute-ecole-de-geneve-andreea-soare-jean-francois-borras-3-cd-b-records-2023/

 

CD événement, annonce. CAMILLE ERLANGER : La Sorcière (1912), recréation, Choeur et Orchestre de la Haute École de Genève, Andreea Soare, Jean-François Borras… (3 cd b.records, 2023)

 

 

 

CD, événement, critique. SAINT-SAËNS : Ascanio, 1890 (Tourniaire, 3 cd B records, / Genève, 2017)

 

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