Flûtiste et membre fondateur du Café Zimmermann, Diana Baroni suit des chemins de traverse, entre musique baroque savante, et tradition orale. Un album remarqué, consacré aux valses péruviennes du XVIIIème siècle, “son de los diablos”, et paru chez Alpha, avait permis de découvrir la défricheuse inventive, au demeurant superbe chanteuse, capable de renouveler l’approche des répertoires mêlés, entre pratique ancienne et musique populaire. Son approche du Baroque croise aussi l’histoire des métissages, et la mixité des cultures, entre l’Europe et les Amériques. Bilan sur son travail, évocation des projets et perspectives. Nous l’avons rencontrée au moment où elle s’apprête avec ses partenaires de Café Zimmermann, à jouer le 26 avril, la Messe en si de Jean –Sébastien Bach (Eglise Saint-Roch à Paris). Rencontre.
Parlons tout d’abord de votre cd paru chez Alpha « Son de los diablos », un programme inédit de musiques péruviennes du XVIIIème siècles. Pouvez vous nous dire sur quelles options interprétatives vous êtes vous appuyée, pour restituer la sonorité et le chant?
Même si le point de départ de notre travail s’appuie sur le manuscrit de Don Baltasar Martinez Compañon, j’ai privilégié une approche plus intuitive que véritablement ethnologique. La restitution que nous avons proposée, offre des propositions, des hypothèses. Il faut mettre en question la valeur des sources écrites. Martinez Compañon lui-même a retranscrit avec ses oreilles et selon ses possibilités, ce qu’il entendait dans les rues. Son témoignage des musiques populaires du Pérou baroque est une restitution subjective. Ce que nous avons voulu réaliser, c’est actualiser le message du manuscrit en le replaçant dans le contexte de la pratique populaire actuelle, telle qu’elle nous est parvenue. Ceci a autant de valeur voire de légitimité que ce qu’a pu entendre Don Baltasar à son époque. Ce que nous entendons aujourd’hui dans les rues de Lima, vient de la même origine, transmise par la tradition orale.
Il s’agit d’une musique extrêmement riche qui puise à différentes sources musicales. Il y a les sources indigènes, africaines et espagnoles. Tous ces ingrédients en quelque sorte se sont mêlés naturellement dans la pratique et l’inspiration populaire, selon une tradition de l’interprétation qui n’a jamais été écrite.
Savons-nous dans quel but véritable, Don Baltasar a voulu réaliser cet important manuscrit de partitions?
Nous n’avons pas beaucoup d’éléments, mais on peut bien déduire que son objectif principal était d’enregistrer, à la manière d’une Histoire Générale, la culture des peuples indigènes qui l’entouraient. Il était très cultivé, avait été formé en philosophie et en littérature et avait probablement cette curiosité universelle, propre aux hommes de son milieu à cette époque. En 1779, il est nommé par le Roi d’Espagne, Evêque de Trujillo, ville côtière péruvienne du Pacifique nord. Sa carrière au Pérou est bien documentée entre 1781 et 1790, avant son départ en Bolivie. Sur un ensemble de 20 volumes d’aquarelles et dessins, dont le 2ème contient la collection de «tonadas », nous avons sélectionné six morceaux qui nous semblaient représenter au mieux, les diverses influences dont nous avons parlées. Celles-ci forment la sphère culturelle que l’on a coutume d’appeler « afro-hispanique », issue des traditions de l’Afrique noire, de la tradition créole et indigène.
Mais alors quels sont vos instruments, et votre style vocal?
En ce qui concerne la restitution sonore, je me suis essentiellement appuyé sur la tradition populaire toujours vivante dans la musique afro-péruvienne. Nous avons donc privilégié la famille des guitares traditionnelles nées de la guitare baroque, dans les Amériques comme la vihuela, el cuatro, el ronroco…, mais en intégrant aussi les instruments indigènes mis en avant aujourd’hui, comme la quena et la zampoña. Il n’existe à ce sujet aucun témoignage d’époque qui atteste l’utilisation de flûtes traversières. Or nous savons –grâce aux aquarelles de l’époque- que certains colonisateurs ont amené avec eux des flûtes. D’ailleurs, des catalogues documentées à Chiquitos, témoignent que les instruments d’origine européenne, apportées par les colons jésuites, ont été immédiatement adoptés par les indigènes…
Le style de chant que j’ai choisi dans le disque, est là aussi une option personnelle. J’ai puisé dans la tradition populaire des années 1940 /50 du Pérou, où il existait une culture très forte autour de la valse et des origines musicales créoles. Nous pouvons dire qu’à l’époque, la valse est pour le Pérou ce que le tango est à l’Argentine. La valse était dansée et chantée dans les salons, aux côtés du fandango et de la polka. Personnellement, je n’ai pas le style ni la technique d’une chanteuse lyrique, aussi je me suis naturellement tournée vers une tradition que j’aime entendre et dont je me sens proche. Il s’agit d’un chant simple, sans effet, sans vibrato. J’ai souhaité aussi me rapprocher autant que possible de la couleur spécifique des voix métisses, telle qu’a pu la préciser, Nicomedes Santa Cruz qui a fait des recherches précieuses à ce sujet .
Il faut insister sur le fait que l’entreprise encyclopédique de Don Baltasar en définitive, n’a pas été achevée. Il n’a pu parvenir à sa pleine réalisation. Le parallèle entre la tradition orale héritée de la musique populaire et les tonadas du XVIIIème siècle, s’appuie sur le fait que chacune était dansée et chantée.
On aime distinguer musique baroque dite « savante » d’un côté, musique traditionnelle dont les sources sont populaires et transmises oralement, de l’autre : en vérité, les deux musiques sont indissociables?
L’exemple des manuscrits dont nous parlions en témoigne. A l’origine musique populaire, les tonadas transcrites dans un manuscrit par Don Baltasar, témoin du XVIIIème siècle, ne doivent rien perdre de leur saveur traditionnelle et populaire. C’est tout l’enjeu esthétique de notre approche. Il faut toujours préserver son regard critique vis-à-vis des partitions écrites. D’ailleurs il est troublant de constater que les images dessinées sur le manuscrit présentent de grandes similitudes avec les processions du Carnaval actuel au Pérou. La musique de tradition orale s’est pleinement transmisse sans jamais avoir été écrite.
Par ailleurs, je crois que la connaissance de la tradition populaire peut beaucoup apporter à l’interprétation en général ; en ce sens qu’elle préserve ce que les questions de style tendent à assécher. La musique traditionnelle favorise la fraîcheur, la spontanéité, la liberté de l’improvisation ; bien sûr, dans le respect de règles précises, mais jamais au détriment de la libre expression du chanteur ou de l’instrumentiste. Ajoutons qu’à l’époque baroque, l’usage n’était pas comme aujourd’hui au respect des partitions écrites et imprimées. Rares étaient les œuvres précisément notées. En effet, l’instruction des interprètes était très approfondie, puisque la transmission était vitale et indispensable. Je crois que d’une certaine manière, les musiciens baroques aujourd’hui recherchent dans l’interprétation des traditions populaires, une souplesse et une fantaisie que certains répertoires baroques ont tendance à étouffer, par habitude, et presque par académisme. N’oublions que les plus grands compositeurs, tels Bach, Telemann, Haendel, ont intégré dans leurs compositions, nombre de danses ou d’airs populaires…
A ce titre l’approche de Christina Pluhar et de son ensemble l’Arpeggiata dans leur programme « La Tarantella » est très révélatrice. Il y a sans doute beaucoup en commun entre l’esprit des chansons napolitaines et les musiques afro-hispaniques du Pérou au XVIIIème siècle !
Sur quelle nouvelle matière musicale travaillez-vous?
Autant les « Son de los diablos » tentaient de restituer la richesse sonore de la musique traditionnelle péruvienne baroque, en particulier les métissages afro-hispaniques, autant, dans mon nouveau projet « Nuevos cantares del Perù », je me suis intéressée aux origines et couleurs hispaniques de la musique. En particulier en mettant en avant les cordes : harpe, guitares baroques et traditionnelles, et quatuor. Notre nouvel album sortira d’ici mai 2006, grâce à une subvention de la ville de Rosario, ma ville natale, il est publié par le label argentin BlueArt. Les musiques que nous avons sélectionnées regroupent les résultats d’une résidence artistique que nous avons pu mener en Espagne. Je vous invite à consulter le site www.espacioinfoculture.info. L’axe en est la valse créole, mais il s’agissait également de renouer avec le travail de Santiago de Murcia qui au début du XVIIIème siècle, s’est lui aussi, inspiré des musiques et rythmes provenant des colonies, en recréant à partir de sa culture hispanique, la couleur des métissages.
La valse est comme nous l’avons évoqué, le genre musical le plus important au Pérou « indépendant et libre » après les années des colonies. Beaucoup de compositeurs ont écrit pour la valse dans les années 1930/40, et un regain d’intérêt l’a vue refleurir, en éditions discographiques et partitions, à partir des années 60. Ce répertoire me permet aussi d’emprunter les pas d’une immense chanteuse péruvienne que j’admire particulièrement, Chabuca Granda. Elle est née à Lima dans une grande famille aristocratique mais a mené sa carrière de chanteuse en étant proche du peuple. Elle a beaucoup puisé dans la tradition créole et noire pour écrire ses propres compositions. Elle s’est éteinte en 1983.
Vous jouerez le 25 mai prochain dans le cadre du Lufthansa Baroque Festival à Londres. Pouvez-vous nous parler du programme de ce concert?
En liaison avec notre travail sur les cordes, j’ai proposé à Kate Bolton, la directrice artistique du Festival, d’inviter un quatuor à cordes afin d’ajouter à notre trio que je constitue avec Quito Gato (guitare baroque, cuatro, pianoforte), et Lincoln Almada (harpe et cajon), la sonorité spécifique que je recherche. Nous avons ainsi pu rencontrer le Quatuor Brodsky dont le répertoire va de Chostakovitch à Elvis Costello, et Bjork ! Et j’ai établi avec eux, un échange artistique très enrichissant. Pour moi, il s’agit d’ouvrir de nouvelles portes, de laisser libre le champ de l’expérimentation et de la recherche. Le Brodsky devenait ainsi le partenaire idéal ! Lorsque j’ai présenté notre travail, réalisé pendant la résidence en Espagne en 2005, les membres du Quatuor ont été emballés. Nous avons mêlé nos idées et avons conçu un programme marqué par les métissages afro-hispaniques dans les colonies des Amériques des XVIIème et XVIIIème siècles… nous avons souhaité confronté notre propre regard, davantage familiers des traditions anciennes, au répertoire des musiques actuelles. Ainsi, la commande du Festival au compositeur argentin contemporain Gerardo Gandini, une chanson de Osvaldo Golijov, une pièce pour quatuor du mexicain Mario Lavista et de son élève, Javier Alvarez , complèteront ce concert.
J’ai souhaité également que soit abordée une œuvre de Ginastera –enseignant de Gandini- , qui reste d’une certaine façon, le compositeur argentin le plus marqué par les traditions musicales folkloriques –comme Bela Bartok, d’ailleurs- . La figure emblématique de Chabuca Granda sera évidemment présente.
Tous expriment le désir de défendre une identité propre à partir de leurs racines multiples. Les métissages, la confrontation féconde des cultures, le récit des filiations, l’essor d’une identité polymorphe en partage, est le cœur de notre travail.
En tant que membre du Café Zimmermann, quels sont vos projets, proches et futurs?
Nous avons en 2006, le projet d’un dvd qui sera réalisé par Guy Perra autour de l’Offrande musicale de Jean-Sébastien Bach. Le film sera tourné en juillet prochain avec comme clés d’approche, le travail des musiciens sur l’une des partitions les plus importantes de la musique baroque, et aussi une histoire en images qui donnera le fil conducteur du film. Nous nous retrouvons tous en avril pour les premières séances de travail.
Avec tous les instrumentistes de Café Zimmermann, nous jouons les concerts et suites de Johan Sebastian Bach et un programme de concerts et symphonies pour cordes de son fils, Karl Philip Emmanuel. Dans le futur, nous envisageons d’aborder les symphonies Hambourgeoises.
En collaboration avec Les Eléments et Joel Suhubiette, nous reprenons en tournée, la Messe en si mineur de Jean-Sébastien Bach, en avril.
Concerts:
Paris.Le 26 avril, à 20h30.
Bach, Messe en si. Les Eléments, Café Zimmermmann, direction : J. Suhubiette.
Paris, église Saint-Roch. Renseignements : 01.48.24.16.97
Londres.Le 25 mai à 19h30
Lufthansa festival Festival Music (4 – 27 mai 2006)
Brodsky quartet, Diana Baroni Trio
Tonadas, cantares, valses de l’époque post-coloniale
St-John’s, Smith Square, Londres.
www.lufthansafestival.org.uk
Disques:
“Son de los diablos”. Tonadas afro-hispaniques du Pérou. Sapukai, direction : Diana Baroni. Enregsitré à Paris, en mai 2002. 1 cd Alpha, collection “les chants de la terre”, Réf.: Alpha 507.
On sait que le recherche de Diana Baroni cible les intonations justes, au carrefour du respect des indications des manuscrits abordés, et de la pratique encore actuelle dans la rue péruvienne. De fait, qui a assisté au carnaval de Lima, serait frappé de retrouver ici les consonances et la vitalité rythmique pourtant vielles de plus de deux cents ans. La « danza de carnaval » : son de los diablos qui donne le titre de l’album est le parfait révélateur de cette tentative réussie. En plus d’une attention particulière à l’expression, aux accents, les instrumentistes recomposent un instrumentarium superbement ciselé, théâtral, précis. Des partitions écrites par Don Balthazar Martinez, évèque de Trujillo (une cité de la côte nord du Pérou) qui fut fasciné par la richesse des chansons populaires du XVIIIème siècle, Sapukai ressuscite l’esprit de la musique, musique habitée par les percussions et le grain de la harpe et de la voix, celle de Diana Baroni, véritable instrument fluide et imagé. Il faut beaucoup de liberté dans le geste, et d’imagination grâce à la culture et la connaissance des populations dont il est question, pour dépoussiérer ces anciennes chansons populaires, pour leur redonner vie. La musique de ces valses créoles péruviennes baroques nous rappellent que l’art est ici fruit des métissages entre esclaves noirs, colons espagnols et indigènes andins. Nostalgie de Vals peruano (flûte et harpe, jubilatoires respectivement de Diana Baroni et de Lincoln Almada).
Souvent la rage cadencée compense une douleur d’ancienne mémoire, celle des esclaves et des indigènes soumis aux lois de la colonisation.Insouciance tout apparente qui inspire une superbe berceuse (Zana negra), ou des sections au dramatisme quasi théâtral (No, Valentin) Par « tonada », il faut comprendre une chanson jouée et dansée. Le choc des cultures s’exprime totalement dans ce brasier des rythmes et des balancements pointés. Ni vraiment baroque au sens classique du terme ni musique du monde, le présent album ouvre une voie médiane, celle du baroque populaire tout aussi honorable que la musique des salons. Or les grands compositeurs, de Haendel à Bach, de Vivaldi sans omettre Lully, ont souvent puisé dans les chansons de la rue pour écrire leur propre opéra. Nul doute que Diana Baroni, avec une intuition délectable, nous offre la découverte d’un répertoire à retrouver d’urgence. AP
“Nuevos cantares del Perù”, à paraître d’ici mai 2006 chez BlueArt.
Sites:
http://www.dianabaroni.com