ISTANBUL, capitale culturelle et économique de la Turquie, possède deux opéras, le Türk Telekom Opera Salonu, sis dans l’Atatürk Cultural Center, ce vaste complexe culturel (qui inclut ce somptueux opéra d’une capacité de 2200 places…) construit en 2021 sur la fameuse place Taksim, le cœur névralgique de la mégalopole de 17 millions d’habitants qu’est Istanbul -, et une autre salle, sis de l’autre côté du Bosphore, à Kadiköy, quartier plutôt chic et tranquille d’Istanbul, le Süreyya Opera, magnifique bâtiment Art Déco construit dans les années 20 sur le modèle de notre Théâtre des Champs-Elysées parisien. Ces deux théâtres lyriques sont placés sous la férule du fringant baryton turc Caner Akgün, arrivé à la tête de la double institution stambouliote il y a un an – et qui dirige également le Festival d’Opéra et de Ballet d’Istanbul, qui se déroule en mai. A l’occasion d’une superbe représentation de Maometto II de Gioacchino Rossini, nous l’avons rencontré pour qu’il nous présente sa saison 24/25, mais aussi ses projets et ses ambitions pour ses deux théâtres.
CLASSIQUENEWS : Avant de commencer l’interview, je sais que vous vouliez vous exprimer sur quelque chose d’important pour vous…
Caner Akgün : En effet… Aujourd’hui, 30 novembre, c’est l’anniversaire du fondateur de l’Opéra Ballet National d’Istanbul, M. Aydin Gün. Il avait 90 ans lorsqu’il est décédé en 2008, et il est très important pour nous. En 1960, le Théâtre National d’Istanbul a commencé à offrir des représentations d’opéra et de ballet, et la soirée d’ouverture mettait en vedette la célèbre soprano turque Leyla Gener, dans l’opéra Tosca de Puccini. M. Aydin est très important pour nous, sa vision aussi, et je sens que son âme est là, dans ces murs, autours de nous. L’AKM (NDLR : l’un des deux opéras d’Istanbul, le “moderne”) qu’il a connu a disparu deux fois dans les flammes, et maintenant nous en avons un tout nouveau, inauguré en 2021 : l’année dernière, c’était notre première saison complète dans ce bâtiment. Je suis très heureux que nous puissions faire ici de très grandes productions, car les conditions techniques sont optimales dans le nouveau bâtiment, surtout par rapport à notre deuxième opéra, l’Opéra Sureyya, beaucoup plus ancien, dans le quartier de Kadiköy (NDLR : dans la partie asiatique de la ville, de l’autre côté du Bosphore…). Néanmoins, nos coutumes sont également très importantes car nous avons une grande tradition de bel canto, ici à Istanbul, ainsi qu’une très importante tradition de ballet. Vous savez, j’ai été nommé directeur artistique de l’Opéra National d’Istanbul l’année dernière, le 6 novembre 2023 pour être précis, mais je faisais déjà partie de la « maison » car j’étais – et je le suis toujours… – baryton dans la troupe de l’Opéra Ballet National d’Istanbul.
CLASSIQUENEWS : Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
CA : Et bien, premièrement, j’ai étudié les mathématiques à l’université d’Ankara, après avoir passé ma jeunesse à Bolu, une ville à mi-chemin entre Ankara et Istanbul. Et après la troisième année, j’ai décidé d’aller au Conservatoire d’État d’Ankara, à l’Université Hacettepe, et la dernière année de mes études au conservatoire, j’ai commencé à chanter dans la troupe de l’Opéra Ballet National d’Istanbul… c’était il y a dix-sept ans. Et pendant cette période j’ai chanté environ 25 rôles différents… Entre-temps, j’ai également travaillé, en tant que consultant, avec l’ancien directeur artistique de l’opéra d’Istanbul, ainsi qu’à Ankara, avec M. Tan Sagtürk, le directeur général des 6 Opéra Ballet Nationaux de Turquie (NDLR : les six villes en Turquie à en disposer sont Ankara, Istanbul, Izmir, Antalya, Samsun et Mersin). Finalement, il m’a nommé directeur artistique de l’Opéra d’Istanbul l’an passé, et nous avons à la fois de beaux projets et de grandes ambitions pour cette maison, car Istanbul est un véritable pont entre différentes cultures, en même temps qu’un carrefour d’influences occidentales et orientales. Nous souhaitons également donner un éclairage particulier à notre festival annuel d’opéra et de ballet, qui débutera en mai 2025 l’année prochaine (contre juin l’an passé, nous y étions…). Mais, pour revenir sur mon parcours de chanteur, je chanterai cette saison le rôle-titre de Don Giovanni, Giorgio Germont dans La Traviata à Belgrade, le rôle de Ford dans Falstaff, mais aussi le rôle-titre Rigoletto à Samsun, et Scarpia à Mersin. Vous savez, je pense que grâce à mes études de Mathématiques, je suis très bien organisé, et je peux ainsi assumer à la fois mon métier de chanteur et celui de directeur artistique d’opéra… Mais la vérité est que j’ai aussi une équipe incroyable, qui m’aide beaucoup et sur laquelle je peux compter lorsque je suis en dehors d’Istanbul pour interpréter mes rôles de chanteur en Turquie et un peu partout en Europe.
Crédit photographique © Murat Dürüm & Mert Gider
CQN : Comment créez-vous vos saisons ici à l’Opéra d’État d’Istanbul ? Quels seront les temps forts de la saison 2024/2025 ?
Eh bien, je décide seul de mes saisons, mais bien sûr je les présente et j’en parle avec M. Tan Sagtürk, sans qu’il n’interfère vraiment car il a confiance en mon travail, et parce que nous partageons les mêmes visions et ambitions. En tant que chanteur, je vois les choses de l’intérieur, vous savez, je connais les nécessités et les problèmes éventuels qui peuvent concerner les chanteurs ou les mises en scène. Mais contrairement à ce qui se passe dans les théâtres européens, nous n’établissons pas nos plannings avec des années d’avance, pour le moment en tout cas, et nous venons d’annoncer, pas plus tard qu’aujourd’hui, l’agenda de nos 6 maisons d’opéras nationaux, des programmes qui vont jusqu’au 30 mars 2025.
Pour ce qui concerne les moments forts de notre saison, en ce mois de décembre 2024 (du 16 décembre au 14 janvier 2025), nous aurons une première importante d’un opéra turc, Deli Dolu, composé par Cemal Resit Rey, qui était un professeur de musique et un compositeur de musique très important pendant et après la Révolution de notre République de Turquie. La première aura lieu à l’Opéra Sureyya, dédié aux opéras et opérettes turques, mais aussi à la musique de chambre et au ballets contemporains, comme vous le savez en tant que spectateur fréquent de nos deux opéras… En janvier, toujours au Sureyya Opera, nous jouerons La Traviata, mise en scène par un metteur en scène turc, Recep Ayyilmaz, avec des chanteurs uniquement turcs, mais le chef d’orchestre sera en revanche italien, Alessandro De Marchi, qui donnera de nouvelles « couleurs » au chef-d’œuvre de Verdi, c’est en tout cas pourquoi je l’ai choisi… En février, nous jouerons Le Tour d’écrou de Britten, dirigé par un chef d’orchestre anglais. Puis, en mars, nous donnerons le ballet de Prokofiev Roméo et Juliette, dans une nouvelle chorégraphie imaginée par le brésilien Ricardo Amarante. En avril, nous présenterons une ancienne production de Carmen, puis en mai 2025, nous aurons une production très importante, l’événement le plus attendu de l’Opéra d’Istanbul cette saison : Gilmagis, un opéra composé par Ahmed Adnan Saygun (né en 1907). Saygun a composé le premier opéra turc – « Özsoy Opera » – qui était une commande spécifique de notre Président Kemal Atartürk, au début des années 30. C’est notre maestro Ibrahim Yazici qui dirigera Gilmagis – dont le rôle principal est tenu par un danseur et qui sera mis en scène par Can El (qui est membre de l’Opéra Ballet National d’Izmir). Cet opéra a été composé à partir de 1962… mais n’a été terminé qu’en 1983 – et c’est vraiment le « grand » événement de notre saison 2024 – 2025… mais aussi le point culminant de notre Festival d’Opéra et de Ballet en mai prochain.
CLASSIQUENEWS : Quels sont vos projets et ambitions pour l’Opéra d’Istanbul ?
CA : J’aimerais élargir nos réseaux en Europe, notamment en invitant des chanteurs, metteurs en scène et chefs d’orchestre européens célèbres. Pour l’instant, 100 % de notre financement provient à la fois de la Ville d’Istanbul et du gouvernement turc, mais à l’avenir, nous pourrons peut-être prospecter des financements « privés ». Et mes ambitions sont aussi en termes de répertoire… Vous savez, il existe une forte et ancienne tradition des opéras de Wagner et de Strauss, ici à Istanbul, et mon rêve est de faire revivre cette tradition, avec des œuvres comme Lohengrin ou Tannhauser pour Wagner, et Ariane à Naxos ou Arabella, pour Strauss, dans un premier temps A l’Opéra Sureyya, je voudrais multiplier les créations car il faut soutenir la musique contemporaine, mais aussi donner une nouvelle chance à nos opérettes traditionnelles turques, et encore à la musique de chambre que j’aime beaucoup. Mais il faut y aller étape par étape, car il y a beaucoup à faire…
Propos recueillis à Istanbul, le 30 novembre 2024