dimanche 19 janvier 2025

CRITIQUE, opéra. ISTANBUL, Atatürk Cultural Center, le 29 novembre 2024. ROSSINI : Maometto II. D. Özkan, D. Bilgi, A. Karayavuz, U. Toker… Renato Bonajuto / Z. Lazarov

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Emmanuel Andrieu
Emmanuel Andrieu
Après des études d’histoire de l’art et d’archéologie à l’université de Montpellier, Emmanuel Andrieu a notamment dirigé la boutique Harmonia Mundi dans cette même ville. Aujourd’hui, il collabore avec différents sites internet consacrés à la musique classique, la danse et l’opéra - mais essentiellement avec ClassiqueNews.com dont il est le rédacteur en chef.

Maometto Secondo représente l’ultime ouvrage que Gioacchino Rossini composa pour le San Carlo de Naples, après les éclatants succès remportés in loco par Elisabetta en 1815, Otello (1816), Armida (1817), Mosè (1818) et La Donna del lago (1819). Composé sur un livret que Cesare Della Valle avait écrit d’après sa propre tragédie Anna Ezio, Maometto II est créé le 3 décembre 1820 dans le prestigieux théâtre napolitain avec la star absolue du chant lyrique de l’époque, la mythique Isabella Colbran, dans le rôle d’Anna. Disparu assez vite de l’affiche après la révision (avec lieto fine) donnée à la Fenice de Venise pour le carnaval de 1823, Maometto devint, le 9 octobre 1826, Le Siège de Corinthe – qui marqua les débuts de Rossini à l’Opéra de Paris. Traduit aussitôt en italien, c’est sous le titre d’Assedio di Corinto que l’œuvre de Rossini fit carrière ensuite, jusqu’à ce que le Festival de Pesaro ne ressuscite, pour son édition de 1985, la première mouture de l’opéra – partition originale que l’Opéra national d’Istanbul (Grande salle de l’AKM) reprend en ce moment (et jusqu’au 25 décembre), en ses murs.

 

Ce qui frappe de prime abord, à son écoute, ce sont les saisissantes beautés qu’elle recèle, s’avérant par ailleurs bien supérieure à l’édition française, où Rossini simplifie beaucoup son discours musical. Maometto II possède probablement beaucoup plus de hardiesse que n’importe quel autre opéra napolitain, non seulement dans l’exploitation des instruments (ici utilisés au complet et dans toutes leurs possibilités) mais aussi dans le choix même du sujet (une histoire d’amour au cœur de la guerre entre Vénitiens et Turcs au XVe siècle) où Rossini va à l’encontre des règles du mélodrame, ne serait-ce qu’à propos du suicide final d’Anna – supprimé dans la seconde mouture vénitienne de 1823, qui inspirera plus d’un opéra de Donizetti… – dans laquelle toute l’ambivalence de l’héroïne romantique qui choisit de se supprimer, obéissant à son devoir de patriote, renonçant à son amour coupable pour le Turc envahisseur, est une porte ouverte sur le théâtre de Verdi. Musicalement les exemples que l’on pourrait prendre pour souligner l’importance de cette partition sont à citer à la pelle, de la prière extatique d’Anna « Giusto Ciel » à l’éblouissante page de Calbo « Non temere d’un basso affetto » précédée par une introduction orchestrale d’un effet saisissant, en passant par l’entrée de Maometto d’une fière et franche allure. Mais ce serait détruire en quelque sorte la beauté première de cet opéra dont la continuité bannit les numéros si agaçants dans ce type de répertoire, Rossini refusant l’accord final pour introduire aussitôt la mélodie suivante.

Cette composante essentielle de continuité, le chef bulgare Zdravko Lazarov et le metteur en scène italien Renato Bonajuto l’ont bien intégrée, pour la reprise de cette production étrennée en février dernier. Le premier sait lier chaque phrase musicale dans une lecture tellement présente et tellement précise qu’elle ne laisse pas se relâcher l’attention du spectateur qui écoute un premier acte d’une heure et demie subjugué par cette musique coulant comme une source d’eau rafraîchissante. Maestro Lazarov, déjà en fosse le mois passé dans L’Enlèvement au sérail de Mozart au Surreya Opera (le second opéra d’Istanbul, sis du côté asiatique de la mégalopole turque) sait aussi faire partager à son auditoire son visible amour pour cette musique, apportant cette note de jouissance sensorielle qui est le secret même de l’esthétique rossinienne.

Confiée au jeune metteur en scène Renato Bonajuto, la mise en scène repose beaucoup sur l’imposante scénographie imaginée par Zeki Zarayoglu, avec ses hauts murs gris amovibles, auxquels viennent s’adjoindre des draperies pour les scènes d’intérieur, ou la statue colossale de quelque guerrier grec. Le jeu savant des lumières (conçues par Ahmet Defne), renforcé par de nombreuses vidéos projetées en arrière plan (montrant des cieux rougeoyants ou menaçants, ou un beau clair de lune…), et enfin la beauté palpable des costumes (signés par Gizem Betil, blancs pour les Grecs rouges pour les Ottomans), sont soulignés par le port impeccable des chanteurs, qui ne semblent même plus sur scène tant ils vivent le drame avec vérité.

 

Ainsi l’autorité et la présence scénique de la formidable basse turque Dogukan Özkan  (Maometto II) – découvert par nous cet été dans L’Italienne à Alger du même Rossini à l’excitant Rossini Festival de Bad Wildbad (en Allemagne) qui allie à une puissance dramatique constante, un art consommé de la vocalisation rapide. En se jouant de manière si déconcertante des difficultés techniques de son rôle, il apparaît comme un plausible successeur aux grands titulaires du rôle du passé. Dans la partie de Calbo, sa compatriote Asude Karayavuz rend la dignité qui sied à son personnage, grâce à une authentique noblesse d’accent et de geste. Confrontée à ce rôle, l’un des plus vertigineux jamais écrits par Rossini, la mezzo turque sort triomphante, jouant franc jeu avec une tessiture qui l’oblige à pousser sa voix aux limites extrêmes de son grave et de son aigu. De son côté, Diruba Bilgi, (Anna) – si elle n’a certes pas la voix de Colbran, véritable soprano coloratura dramatique à la limite du mezzo -, elle connaît bien les règles du chant. Avec une musicalité qui ne lui fait jamais défaut, elle sait mettre en relief l’élégance de son phrasé, ainsi que la beauté de sa ligne mélodique. Entièrement sur le souffle, son « Giusto ciel » montre les possibilités d’une émission qui, dans le registre extatique, peut faire merveille. Enfin, dans l’écrasante scène finale, la soprano turque sait faire ressortir tout le fatalisme tragique et la profonde résignation d’un personnage voué à la mort. Ce n’est pas le moindre de ses mérites. Les deux ténors en présence – Ufuk Toker en Paolo Erisso et Yoel Kesap en Condulmiero – n’auront pas droit aux mêmes éloges, sans démériter non plus. Mais la vocalisation et les suraigus propres à leur personnage sont souvent hors de portée pour eux, en plus de posséder deux timbres sans grande séduction, et que Rossini appelle. Très bien préparés par leur chef de choeur italien Paolo Villa, les nombreuses interventions des tout aussi nombreux choristes (70 en tout !) participent pleinement à la réussite du spectacle.

Une grande soirée belcantiste à l’Opéra national d’Istanbul !

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CRITIQUE, opéra. ISTANBUL, Atatürk Cultural Center, le 30 novembre 2024. ROSSINI : Maometto II. D. Özkan, D. Bilgi, A. Karayavuz, U. Toker… Renato Bonajuto / Z. Lazarov. Toutes les Photos (c) Opéra national d’Istanbul

 

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