Inspirée par la peinture du peintre Caravage, aussi révolutionnaire quepoétique, Camille Delaforge a choisi d’intituler son propre ensemble en hommage à ce génie du pinceau au début du XVIIè. Suivant l’exemple de ce créateur inclassable et inspirant, la claveciniste et directrice musicale de l’Ensemble Caravaggio prolonge l’esprit du clair-obscur et ce réalisme émotionnel nouveau qui fondent l’art Baroque. Entretien exclusif à l’occasion de la parution du programme « Héroïnes », une collection de pièces rares françaises qui illustre aussi l’évolution de la cantate baroque française… clair écrin pour la représentation des héroïnes en musique (Clorinde, Armide…). Si chacune souffre, il y a au terme de l’expérience, la joie d’un cœur vaillant qui est est allé jusqu’au bout de ses convictions (Lucretia)… Demain, Camille Delaforge rêve de diriger des opéras avec les chanteurs qui travaillent avec elle régulièrement. Une académie de jeunes chanteurs au sein d’Il Caravaggio va même voir le jour… (CD « Héroïnes », CLIC de CLASSIQUENEWS été 2023).
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CLASSIQUENEWS : Pourquoi avez-vous choisi de baptiser votre ensemble « Il Caravaggio » ? A quel univers artistique / esthétique cela renvoie-t-il ?
CAMILLE DELAFORGE : Ce nom m’évoque immédiatement le clair-obscur qui est un élément important dans l’interprétation de la musique baroque, à l’instar de cet élément technique dans la peinture du Caravage. Ce qui m’a cependant le plus marquée chez ce peintre est son rapport aux émotions charismatiques qui sont portées par les gens du peuple. Ces modèles, des gens de la rue, sont les muses de son art. En cela, la musique peut rejoindre cette volonté de vérité saisissante, en cherchant à parler avec sincérité à travers son interprétation tout autant qu’en s’intéressant aux formes musicales et à leur rapport au public de la musique classique (il y a plusieurs siècles tout comme à notre époque).
CLASSIQUENEWS : Le programme « Héroïnes » porte une signature artistique déjà très caractérisée. En quoi sur le plan instrumental et dans la conception du programme, le cycle est-il emblématique de votre ensemble ?
CAMILLE DELAFORGE : Il y a des pièces qui nous accompagnent pendant plusieurs années et c’est le cas de certaines œuvres de ce programme. J’ai découvert la Morte di Lucretia de Montéclair lors de mes études au CNSM et l’on peut dire que ce programme est tout d’abord le reflet de ces années à réfléchir sur cette pièce, tant je trouvais la forme, la tension dramatique, le sujet et l’écriture proposant une forme aboutie du genre de la cantate française. J’ai par la suite, voulu faire des recherches autour de la forme de la cantate en France, en gardant ce qui caractérisait l’originalité dramatique de cette cantate : le choix d’une figure tutélaire, Lucrèce. En effet, on retrouve dans de nombreuses cantates les grands héros des mythes passés, Orphée, Roland, etc, mais il existe aussi des représentations des Héroïnes dans la littérature de cette époque et il a été passionnant de voir comment la musique représentait le charisme au féminin.
Ce disque rassemble également ce mélange des arts sacrés, savants et populaires en proposant, aux côtés de cette incroyable Armide trahie, la chanson de cette fillette dont l’amour est parti aux Amériques. Je trouve toujours pertinent de relier ce qui est exprimé par l’art populaire aux sentiments de la musique dite savante. On y voit les similitudes qui arrivent à ancrer les sentiments extrêmes des cantates de ce disque, dans un discours plus accessible et sincère. Enfin, ce disque rassemble la génération d’artistes, instrumentistes et chanteurs, que je trouve exceptionnels, et qui je l’espère, resteront des figures incontournables de l’ensemble.
Que ces figures soient un mythe ou une réalité,
ces héroïnes racontent toutes une histoire
où leur humanité est mise à mal
CLASSIQUENEWS : De quelles héroïnes s’agit-il ?
CAMILLE DELAFORGE : J’avais très à cœur de réfléchir aux parcours des héroïnes. Durant mon enfance, il existait très peu de figures féminines héroïques mises en valeur au cinéma, dans les livres, dans tout ce qui faisait la culture. Quand je cherchais à m’identifier à un modèle, les héros masculins prenaient toujours le pas tant ils étaient valorisés dans notre société. En voyant ma fille, j’ai voulu réfléchir à cette posture dans la société afin de lui donner un imaginaire plus ouvert. Au final, le destin de ces femmes est très fort et même pour une enfant, il y a beaucoup de valeurs intéressantes à partager. J’ai donc cherché dans ce fil d’Ariane ce qui me semblait accessible et transposable à nos enjeux actuels, non pas pour opérer une transposition déplacée, mais pour saisir dans leurs contextes ce que ces femmes transmettaient à travers les générations. Que ces figures soient un mythe ou une réalité, ces héroïnes racontent toutes une histoire où leur humanité est mise à mal. Et pourtant, la grandeur de Lucrèce réside bien dans la musique finale de la cantate de Montéclair. Lorsque j’ai abordé cette œuvre, je ne comprenais pas la fin si joyeuse. J’avais presque (scandaleusement!) envie de la couper. A force de réflexion, j’ai compris que, bien au contraire, on ne pouvait pas s’en passer. C’était le sens du geste de Lucrèce : la joie de porter ses croyances jusqu’au bout, même si cela impliquait sa mort. C’est le principe fondateur de la foi du « Héros ». Ainsi, toutes ces femmes ont un trait caractéristique qui rend leur existence passionnante et leur mise en musique très intense.
CLASSIQUENEWS : Comment avez-vous sélectionné les pièces de ce programme ? Quel est le lien qui fédère ainsi Dornel, Lully, Jacquet de la Guerre, Grandval, Montéclair…? Notez-vous une évolution dans l’écriture et la conception de la cantate française à travers le choix des auteur/es ainsi choisis ?
CAMILLE DELAFORGE : Tout d’abord, je sélectionne toujours du répertoire car la musique que j’y aperçois m’émeut, voire me bouleverse. C’est mon premier critère. Je n’interprète jamais du répertoire pour le plaisir intellectuel d’une redécouverte ou d’une originalité à faire découvrir. Il faut que la musique me transcende et que je veuille la jouer. Construire un programme et un disque, c’est pouvoir être en capacité d’écouter ces œuvres des dizaines, voire des centaines de fois, de pouvoir les ré-interpréter en concerts pendant des années. Autant vous dire qu’il faut tout de même être passionné par ce que l’on fait.
Une fois cette base posée, j’ai opéré une première sélection de répertoire (j’en choisis toujours beaucoup plus afin d’avoir plusieurs possibilités pour construire le programme) qui traitait du sujet des figures féminines tant en posture de guerrière, qu’en position de figure politique, des figures mythiques de magicienne, ou tout simplement des textes forts. J’avais en même temps l’envie d’explorer la vision d’une compositrice qui met en musique une figure féminine et c’est pourquoi Elisabeth Jacquet de la Guerre a rejoint le projet. Il n’y a pas vraiment de principe d’évolution entre ces différentes pistes. Je note surtout l’attachement des compositrices et compositeurs à explorer une caractéristique dans leur ouvrage : Montéclair y développe l’italien mélangé à la musique française et présente un cantate très classique en son genre même si la fin dont j’ai parlé précédemment est dramaturgiquement exceptionnelle. Dornel et Lully ont aussi tous deux leurs caractéristiques : Lully écrit sa cantate également en italien tandis que Dornel explore la mise en musique d’un personnage secondaire au drame pendant toute la cantate. Cela permet à l’auditeur de suivre le récit, la narration de la mort de Clorinde avec un regard distancié, comme si l’interprète de la cantate était lui-même le spectateur du drame.
CLASSIQUENEWS : Vers quelles directions allez-vous conduire votre ensemble ? Ce programme est-il l’amorce d’autres projets ?
CAMILLE DELAFORGE : J’ai toujours voulu diriger des opéras. Ce genre me fascine, de la période baroque jusqu’à nos jours. Cet art total qui demande des mois de préparation, qui met en jeu tant de corps de métier, je suis comme une enfant quand j’arrive sur un projet d’opéra. L’ensemble prépare son premier opéra en scène pour 2025 et nous venons d’enregistrer notre premier opéra de Mozart (Die Schuldigkeit des Ersten gebotes) à paraitre en 2024. Ce fût une expérience incroyable! J’aime construire les choses en prenant mon temps, et j’aime arriver sur un projet en me sentant capable d’en assumer tous les tenants et aboutissants. On dit souvent que la cantate est un genre de petit opéra, alors j’ai peut-être construit ce projet pour respecter ma culture du petit pas par petit pas. Par ailleurs, je travaille toujours sur les genres vocaux, et à chaque production, je me réjouis de rencontrer de nouveaux chanteurs. Il s’agit ici de notre première collaboration avec Victoire Bunel, collaboration qui va perdurer dans notre prochain projet d’opéra en scène. Bien sûr, mes rencontres de coeur avec Anna Reinhold et Guilhem Worms datent de plusieurs années maintenant, mais je sais déjà que nous nous retrouvons également sur nos prochains projets, et cela me réjouit.
2024 verra également la naissance de l’Académie jeunes chanteurs d’Il Caravaggio. Huit chanteurs vont pouvoir rejoindre l’ensemble, se former et prendre part à certaines de nos productions dans un cadre professionnel. C’est l’occasion pour moi de porter cette jeune génération de chanteurs que je trouve exceptionnelle.
CLASSIQUENEWS : Avez vous une anecdote sur l’enregistrement et les sessions de travail qui lui sont liées ?
CAMILLE DELAFORGE : Les enregistrements sont toujours remplis d’anecdotes, et celui-ci n’a pas échappé à la tradition. Le premier jour d’enregistrement n’a pas eu lieu en temps voulu. La voiture transportant les instruments, les chanteurs et moi-même a eu un accident (que de la tôle froissée bien heureusement!) mais rien n’a pu arriver à temps et nous avons passé notre journée avec la dépanneuse et au garage! Heureusement, nous enregistrions dans le merveilleux château de Versailles où les équipes se sont tout de suite adaptées. Nous avons enregistré la nuit, au moment des tests pour les feux d’artifices nocturnes. Nous faisions de toutes petites prises car le bruit empêchait l’enregistrement de continuer, mais nous courrions tous comme des enfants voir les feux au-dessus des jardins. C’est un souvenir épique!
Propos recueillis en sept 2023
Photos ©Julien Benhamou
CRITIQUE CD
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LIRE aussi notre critique du CD Héroïnes par l’Ensemble Il Caravaggio / Camille Delaforge, clavecin et direction / CLIC de CLASSIQUENEWS été 2023 : https://www.classiquenews.com/critique-cd-evenement-heroines-ensemble-il-caravaggio-camille-delaforge-1-cd-chateau-de-versailles-spectacles/
L’ensemble « Il Caravaggio », dirigé par Camille Delaforge, ressuscite ici la force dramatique de deux cantates françaises méconnues. Un travail de défrichement remarquable qui met en lumière le profil de deux héroпnes tragiques et dignes : Clorinde et Lucretia / Lucrèce que les interprètes abordent avec sensibilité et nuances ; ils accordent à chaque éclairage psychologique, l’attention juste qui rétablit ce flux dramatique où brillent la force et la finesse des passions et des sentiments successifs…