jeudi 1 mai 2025

CRITIQUE, opéras. ROMA, Teatro dell’Opera, le 29 avril 2025. PUCCINI : Suor Angelica / DALLAPICCOLA : Il Prigionero. Calixto Bieito / Michele Mariotti

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Jean-François Lattarico
Jean-François Lattarico
Professeur de littérature et civilisation italiennes à l’Université Lyon 3 Jean Moulin. Spécialiste de littérature, de rhétorique et de l’opéra des 17 e et 18 e siècles. Il a publié de Busenello l’édition de ses livrets, Delle ore ociose/Les fruits de l’oisiveté (Paris, Garnier, 2016), et plus récemment un ouvrage sur les animaux à l’opéra (Le chant des bêtes. Essai sur l’animalité à l’opéra, Paris, Garnier, 2019), ainsi qu’une épopée héroïco-comique, La Pangolinéide ou les métamorphoses de Covid (Paris, Van Dieren Editeur, 2020. Il prépare actuellement un ouvrage sur l’opéra vénitien.

Un diptyque audacieux mais pertinent vient clore un passionnant projet en hommage au centenaire de Giacomo Puccini. Pour sa première collaboration avec l’Opéra de Rome, Calixte Bieito convainc à moitié, heureusement soutenu par un Michele Mariotti sans faille et une distribution exaltante.

 

Après Il Tabarro/Barbe-bleue et Gianni Schicchi/L’heure espagnole, Suor Angelica, associé à une autre œuvre célèbre du XXe siècle, Il prigioniero, opéra en un prologue et un acte de Luigi Dallapiccola (auteur également du livret), vient clore ce « triptyque recomposé », commencé en 2023 en collaboration avec le Festival Puccini de Torre del Lago. Couplage sans doute inattendu mais non moins judicieux, qui met en parallèle les thèmes communs comme l’enfermement, l’écrasement de l’individu, la relation mère/fils, le poids de l’église, ou encore l’espérance illusoire, et qui donne l’occasion de célébrer les cinquante ans de la disparition du compositeur d’Ulisse. Un sujet original pour le premier, saturé d’inspirations littéraires pour le second (Villiers de l’Isle-Adam, Charles de Coster, Victor Hugo). 

Mal aimé parmi les trois opus du Trittico, mais le préféré de Puccini, Suor Angelica connut sa création européenne dans ce même Teatro Costanzi en 1919, après l’échec de la création new-yorkaise un an auparavant. Les précédentes réalisations de Calixte Bieito nous avaient passablement déçu, voire agacé (comme son désastreux Eliogabalo de Cavalli à Zurich par exemple). Ici le metteur en scène catalan s’est assagi, même s’il peine à convaincre, surtout chez Puccini, dont lui échappe totalement (et volontairement) la dimension spirituelle à laquelle il privilégie le soubassement politique et dont la direction d’acteurs paraît parfois brouillonne. Sur scène, les décors d’Anna Kirsch représentent le couvent avec sobriété : une cage aux larges bandes noires, avec en son centre un riant jardin de fleurs sauvages qui évoque l’atmosphère carcérale, d’emblée dépeinte par la sœur zélatrice (excellente Irene Savignano) distribuant reproches et punitions aux novices qui se contentent de petits plaisirs, comme caresser un petit agneau, ainsi que le raconte sœur Genovieffa impeccablement incarnée par Laura Cherici. Rôles secondaires mais essentiels pour dépeindre ce sentiment d’oppression qui conduit certaines à des agissements compulsifs, voire hystériques alors que la plupart sont sereines et résignées, dans un univers où l’expression de soi est impensable (et dont rend compte la sobriété des costumes couleur chair de Ingo Krügler).

Opéra exclusivement féminin, Bieito fait pourtant intervenir un homme sur une civière que l’on voit ensuite le visage en sang ; on apprend qu’il s’agit de Mattia Olivieri, protagoniste du Prigioniero. Pourquoi ? Mystère. Ajout également inutile et gratuit, lorsqu’une sœur ressent les douleurs de la maternité et perd son sang, au moment où l’on apprend la maternité de Sœur Angélique, ou quand la mère supérieure agresse sexuellement l’héroïne. Plus intéressante est l’idée de la rencontre entre la tante princesse et sa nièce, non au parloir mais en plein air au su et au vu de toutes. Bieito en fait une bourgeoise fragile, humaine et intéressée. La prestation de Marie-Nicole Lemieux, qui domine sans conteste toute la distribution, est bouleversante : son chant révèle la densité dramatique de chaque mot, magnifiquement déclamé et ciselé. Du très grand art. Dans le rôle-titre, Corinne Winter déploie un éventail d’émotions tout à fait convaincant, même si l’on eût préféré plus de retenue et moins d’uniformité dans le célèbre « Senza mamma ». Dans la fosse, Michele Mariotticonduit les forces de l’Orchestre de l’Opéra de Rome avec plus de légèreté qu’à l’accoutumée, rendant le drame plus bouleversant encore par une attention constante aux affects des personnages.

Avec Il prigioniero, composé par Dallapiccola entre 1944 et 1948, l’on passe du couvent aux geôles de l’Inquisition espagnole de la seconde moitié du XVIe siècle. Mais comme pour Suor Angelica, dont l’action est censée se dérouler à la fin du XVIIe siècle, rien ne laisse transparaître un quelconque ancrage temporel ; le drame qui s’y déroule ayant une valeur universelle et paradigmatique des dictatures qui ont dévasté l’Europe. Sur scène, le champ de fleur se soulève pour laisser place à un plafond lumineux qui contraste avec la noirceur oppressante du lieu et avec la blancheur immaculée du costume de la mère – curieusement grimée en chanteuse pop –, superbement interprétée par Ángeles Blancas qui irradie littéralement le prologue dans une page d’une puissance expressive impressionnante, notamment lorsqu’elle voit en songe l’image de Philippe II d’Espagne se transformer en image funèbre. Mattia Olivieri est impeccable dans le rôle-titre, réalisant un véritable tour de force dans l’incarnation du personnage, de ses douleurs, de sa nudité physique et morale, et dans l’expression de ses désirs déçus ; performance également remarquable que celle de John Daszak dans le double rôle, selon les indications du compositeur, du geôlier et du grand inquisiteur. Si les deux prêtres qui s’embrassent est une fois de plus à mettre au compte des lubies du metteur en scène, plus mémorable est la scène finale, lorsque le plafond se rabaisse au moment où le prisonnier descend seul vers les profondeurs de l’abîme.

Moins à l’aise que dans Puccini, Michele Mariotti dirige avec brio et une grande force de conviction cette partition redoutable qui introduisit le dodécaphonisme en Italie et que les romains n’avaient pas entendue depuis 1964.

 

 

 

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CRITIQUE, opéras. ROMA, Teatro dell’Opera, le 29 avril 2025. PUCCINI : Suor Angelica / DALLAPICCOLA : Il Prigionero. Calixto Bieito / Michele Mariotti Suor Angelica : Corinne Winters (Suor Angelica), Marie-Nicole Lemieux (La zia principessa), Annunziata Vestri (La Badessa), Irene Savignano (La suora zelatrice), Carlotta Vecchi (La maestra delle novizie), Laura Cherici (Suor Genovieffa), Jessica Ricci (Suor Osmina/La novizia), Ilaria Sicignano (Suor Dolcina), Maria Elena Pepi (La suora infermiera), Marianna Mappa (Prima cercatrice), Claudia Ferneti (Seconda cercatrice), Sofia Barbashova (Prima conversa), Caterina D’Angelo (Seconda conversa). Il prigioniero :  Ángeles Blancas (La madre), Mattia Olivieri (Il prigioniero), John Daszak (Il carceriere/ Il grande inquisitore), Nicola Straniero (Primo sacerdote), Arturo Espinosa (Secondo sacerdote), Calixto Bieito (mise en scène), Anna Kirsch (décors), Ingo Krügler (costumes), Michael Bauer (lumières), Ciro Visco (maître du chœur), Orchestre et Chœur du Théâtre de l’opéra de Rome, Michele Mariotti (Direction). Crédit photographique © Fabrizio Sansoni

 

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