vendredi 6 décembre 2024

CRITIQUE, opéra. TURIN, Teatro Regio (du 17 au 27 octobre 2024). AUBER : Manon Lescaut. R. Pérez, S. Guèze, F. Salvadori, A. Noguera… Guillaume Tourniaire / Arnaud Bernard

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Emmanuel Andrieu
Emmanuel Andrieu
Après des études d’histoire de l’art et d’archéologie à l’université de Montpellier, Emmanuel Andrieu a notamment dirigé la boutique Harmonia Mundi dans cette même ville. Aujourd’hui, il collabore avec différents sites internet consacrés à la musique classique, la danse et l’opéra - mais essentiellement avec ClassiqueNews.com dont il est le rédacteur en chef.

Événement au superbe Teatro Regio de Turin, et brillante idée qu’a eue son frigant nouveau directeur, le français Matthieu Jouvin, que de monter en même temps les 3 Manons adaptées pour la scène lyrique, signées dans l’ordre chronologique par Daniel-François-Esprit Auber, Jules Massenet et Giacomo Puccini, et ici confiées à un seul et même metteur en scène, en l’occurrence son/notre talentueux Arnaud Bernard ! Ainsi, du 26 septembre au 29 octobre, les 3 Manon se sont succédé (toutes avec deux distributions différentes) à un rythme effréné qui dit l’excellente santé des Forces vive du Teatro Regio de Turin (orchestre, chœurs… et tout son personnel “technique” !). Dénominateur commun des trois ouvrages, le cinéma en noir et blanc de la première moitié du XXe siècle, qui unifit les trois oeuvres scéniquement parlant, une vraie réussite qui fait d’Arnaud Bernard le grand triomphateur des trois superbes soirées lyriques auxquelles nous avons pu assister.

 

Mais commençons par le début, puisque nous avons débuté notre Trilogie par la Manon d’Auber (sur un Livret d’Eugène Scribe), de loin la plus rare des trois. L’ouvrage affronte les feux de la rampe de la Salle Favart (théâtre qui a repris pour la dernière fois en France, en 1990 avec Elisabeth Vidal dans le rôle-titre, l’ouvrage d’Auber) le 24 février 1856, le 42ème de… ses 48 ouvrages lyriques composés entre le début du Premier Empire et la fin du Second, soit un demi-siècle de composition que Richard Wagner résumera par un mot célèbre “Auber ?… De la petite musique de grand musicien” (propos rapporté par Rossini !). La première est un triomphe, avec une Marie Cabel en Manon qui ne fait qu’une bouchée de la plus célèbre scène de la partition, celle dite “des éclats de rire”, qui sera par la suite redouté par toutes candidates voulant se frotter au personnage de l’Abbé Prévost sous la plume d’Auber. Mais il ne faudrait pas oublier les autres superbes pages de l’opéra, dont la scène finale qui a toujours fait l’unanimité, de même que l’ouverture, les scène “exotiques” de l’avant-dernier tableau ou encore la citation des couplets de “La belle Bourbonnaise”, chanson célèbre à l’époque de l’Abbé Prévost. Au côté de la Manon si féminine et si troublante de Massenet, et de celle si passionnée et dramatique de Puccini, celle d’Auber nous offre une autre image attrayante de l’immortelle héroïne de Prévost, l’image d’une enfant joyeuse et insouciante, sans l’ombre d’une duplicité et tout entière consacrée à l’amour qu’elle porte à son Des Grieux de Chevalier. La fameuse scène finale, où le duo des amoureux imaginé par Auber s’élève jusqu’à une bouleversante inspiration dans un style mélodique dépouillée, est d’un style charmant et transfigure l’héroïne dans un élan d’amour purifié.

 

C’est ce soir la jeune soprano espagnole Rocio Pérez (en alternance avec l’italienne Stefania Russomanno et la québécoise Marie-Eve Munger) qu’incombe le rôle-titre, avec une voix facile et séduisante de soprano colorature, et une sincérité de bout en bout convaincante aussi bien dans les rires que dans les larmes (“Comme dans un doux rêve”). Alors qu’il défend désormais, aux quatre coins de la planète, les rôles d’ouvrages français les plus “lourds” (et en premier lieu Hoffmann), le ténor ardéchois Sébastien Guèze (Des Grieux) revient à ses premières amours (nous l’avions découvert dans “Fra Diavolo” du même Auber, au Théâtre Impérial de Compiègne, il y a bientôt 20 ans…), avec un grain de voix que l’on goûte toujours autant, et qui fait attention, la soirée durant, à ne pas forcer la voix, et à conserver l’esthétique vocale de son personnage sous la plume d’Auber, fait de tendresse et de suavité, avec ce qu’il faut d’éclat dans les moments plus dramatiques. Excellent comédien, la basse italienne Francesco Salvadori ne fait qu’une bouchée de Lescaut, avec son timbre sombre et autoritaire à la fois. En Marquis d’Hérigny, le baryton argentin Armando Noguera marque également les esprits, personnage qui lorgne (en anticipation) vers le Baron Scarpia? Quant aux comprimari, ils ne méritent que des louanges, à commencer par le bondissant Renaud de Guillaume Andrieux, le soprano opulent de Lamia Beuque (en Marguerite), ou encore la timbre de miel d’Anicio Zorzi Giustiani en Gervais.

 

Crédit photo © Simone Borrasi

Côté scénique, Arnaud Bernard amorce dès sa première Manon le parallélisme qui va lier chaque mise en scène entre elles, au travers d’une ode au cinéma noir et blanc (et même muet pour ce qui est de cette Manon d’Auber) de la première moitié du XXe siècle. Pour “illustrer” l’ouvrage d’Auber, le metteur en scène français choisit un film du cinéma américain muet de la fin des années 1920, When a Man Loves, du réalisateur Alan Crosland, avec John Barrymore et Dolorès Costello. Pendant la brillante Ouverture de l’opéra, au galop réjouissant, les images naïves du début du film défilent, avec la rencontre fatale entre Manon et Des Grieux, leur fuite audacieuse en calèche jusqu’au nid d’amour sur lequel se lève le rideau de l’opéra, racontant ce qu’Auber et Scribe n’avaient pas prévu. Chaque acte et tableau est ouvert par des extraits qui anticipent ou évoquent en quelque sorte les scènes, jusqu’au montage de quelques moments du film qui précèdent la scène finale de l’opéra et retracent avec nostalgie les moments cruciaux de l’histoire d’amour entre Manon et Des Grieux, faits de baisers passionnés mais aussi de clins d’œil ou de regards intenses. Cependant, contrairement aux mises en scène suivantes, Bernard utilise avec parcimonie les citations filmiques du film précité et préfère se concentrer sur une mise en scène qui semble être le décor même du tournage du film, imaginé à l’intérieur de l’usine de cinéma de Georges Méliès à Montreuil : un grand pavillon aux fenêtres modulables (les décors d’Alessandro Camera et les costumes de Carla Ricotti sont vraiment splendides), équipé de tout le nécessaire (caméras, tables de montage pour le tournage et accessoires de scène) pour la composition des différents décors.

 

Crédit photo © Simone Borrasi

L’installation, à sa manière majestueuse, ressemble à un laboratoire en constante évolution, comme le carton préparatoire à la succession fluide et coulante des différents environnements de l’opéra filmés en direct par les caméras. La référence au film est bien présente, mais le jeu scénique se déroule plus sur la scène elle-même que sur l’écran, avec une sophistication visuelle même maniaque dans le traitement des masses chorales. Le jeu des acteurs, comme dans les opéras suivants, est très précis, théâtral et dynamique, avec des moments de perfection atteints dans la gestion du beau concertato qui conclut le premier acte, l’une des pages les plus réussies de la partition, avec les tables du restaurant Bancelin et la foule qui l’anime ; un tableau qui atteint son apogée lorsque le protagoniste prend la guitare et chante le couplet bien connu qui fait s’extasier les clients du restaurant, au point qu’ils reçoivent de généreux pourboires pour payer l’addition laissée en suspens par Des Grieux. Le final de l’opéra est extrêmement efficace, lorsque le rideau qui, au fond, montre la forêt où Manon et Des Grieux se sont perdus, se lève et révèle les trois visages des actrices (Michèle Morgan, Dolorès Costello et Brigitte Bardot) qui ont inspiré au metteur en scène les références cinématographiques qu’il a choisies, toutes graciées avant le chœur qui demande une mort qui soit un rêve de rédemption prêt à les unir avec les mots “un doux rêve que l’amour achève et élève jusqu’à l’Éternel

Quant au chef français Guillaume Tourniaire, placé à la tête de l’excellent Orchestre du Teatro Regio, il dirige avec une parfaite maîtrise (et même amoureusement…), la délicate partition d’Auber, qu’il pare de toute l’élégance et de toute la sensibilité qui en font le charme, tout en atteignant, dans la scène finale, à une émotion vraie.

 

 

 

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CRITIQUE, opéra. TURIN, Teatro Regio (du 17 au 27 octobre 2024). AUBER : Manon. R. Pérez, S. Guèze, A. Noguera… Guillaume Tourniaire / Arnaud Bernard. Toutes les photos © Simone Borrasi.

 

VIDÉO : Trailer des 3 “Manon Lescaut” au Teatro Regio de Turin

 

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