Après Un Violon sur le toit et West Side Story, Barrie Kosky s’illustre une nouvelle fois à Strasbourg dans la comédie musicale américaine : Sweeney Todd (1979), l’un des ouvrages les plus connus de Stephen Sondheim, qui attire logiquement un public en grande partie rajeuni pour l’occasion. Popularisée par l’excellent film de Tim Burton en 2007, la farce horrifique et sanguinolente du dernier maître du Musical s’épanouit en un spectacle volontairement minimaliste, un rien trop sage en première partie, avant de s’animer ensuite.
En dehors d’Into the Woods (voir notamment la production présentée à Bâle en début d’année) et dans une moindre mesure de Company (en ce moment en tournée dans toute la France, encore tout récemment à Massy), les ouvrages du compositeur Stephen Sondheim restent en haut de l’affiche grâce à son célèbre barbier de Fleet Street, véritable serial killer avant l’heure. Si l’Opéra national du Rhin va poursuivre l’an prochain l’exploration de ce répertoire méconnu dans nos contrées, avec Follies (1971), il faut d’ores et déjà se précipiter pour applaudir ce spectacle réussi, malgré quelques défauts. L’art de Sondheim trouve en effet une inspiration d’une redoutable efficacité, en se régalant des multiples changements d’atmosphère, entre tragique et humour noir, tout en montrant une tendresse bienvenue pour son anti-héros, victime d’une erreur judiciaire fatale pour son équilibre mental. Dans cette partition aux proportions dignes d’un opéra, le chef d’orchestre libano-polonais Bassem Akiki n’en fait jamais trop dans le lyrisme des parties romantiques, le plus souvent dévolues au jeune couple de tourtereaux, tout en prenant un soin particulier aux transitions, décisives ici.
On retrouve avec bonheur l’un des plus grands metteurs de son temps en la personne de Barrie Kosky, directeur artistique de la Komische Oper Berlin. Son parti-pris consiste à éviter d’alourdir le propos par une proposition visuelle surchargée : le texte et les péripéties proches du grand guignol se suffisent à eux-mêmes, sans avoir besoin d’en rajouter. On aurait toutefois aimé davantage d’audace pour illustrer l’une des scènes les plus drôles de la première partie, lorsque Mrs Lovett apprend à son comparse comment dépecer un cadavre. Ce monument d’humour noir tombe ici à plat, alors qu’il est censé provoquer le rire à gorge déployée. Fort heureusement, la proposition de Kosky trouve une profondeur inattendue en deuxième partie, lorsque le sous-texte de misère sociale gagne en ampleur par une critique des effets mortifères du capitalisme : tout l’empressement populaire émerge en une force brute et compacte, mue par la seule volonté de se sustenter, évoquant autant la paupérisation au temps de Dickens que celle de l’entre-deux-guerres (voir sur ce sujet l’un des chefs d’oeuvre méconnus de Kurt Weill, Le Lac d’argent, présenté l’an passé à Nancy. Il faut à cet effet saluer le remarquable travail effectué par le Choeur de l’Opéra national du Rhin, véritable commentateur du drame qui se joue sous nos yeux, dont on peut observer la sollicitation plus étendue par rapport à l’adaptation cinématographique de Burton.
Dans le rôle-titre, Scott Hendricks interprète un héros usé par ses espérances brisées, qui impose une présence mutique souvent animale, à l’émission volontiers rauque par endroit, souvent trop poussive dans l’aigu. A ses côtés, Natalie Dessay (Mrs. Lovett) souffle le chaud et le froid, tant sa voix peine à affronter les difficiles changements de registre, aux graves notoirement absents. Elle se rattrape par une performance d’actrice toujours aussi impressionnante d’à-propos : on ne sait qu’admirer entre l’art de la gouaille nécessaire à son rôle de matrone ou le pathétique contenu pour interpréter cette «pauvre fille», qui ferait littéralement n’importe quoi pour obtenir l’amour de Sweeney Todd, obnubilé par son seul désir de vengeance. Le spectacle permet de retrouver une autre grande artiste en la personne de Jasmine Roy, mendiante de luxe qui parcourt tout le plateau de sa folie lunaire. Si Zachary Altman ne convainc guère en Juge Turpin, du fait de décalages trop fréquents, on lui préfère le bedeau haut en couleur de Glen Cunningham ou la lumineuse Johanna interprétée par Marie Oppert. Enfin, le spectacle gagne en éclat grâce à la présence de deux chanteurs chevronnés dans ce répertoire, d’une part Noah Harrison (Anthony Hope), à qu’il ne manque qu’un rien de puissance, et d’autre part Cormac Diamond (Tobias Ragg), dont l’élégance des phrasés et la présence touchante restent longtemps dans les esprits, à l’image de sa présence finale et solitaire sur le plateau, en digne héritier de Sweeney Todd.
_________________________________________________
CRITIQUE, opéra. STRASBOURG, Opéra national du Rhin, le 20 juin 2025. SONDHEIM : Sweeney Todd. Scott Hendricks (Sweeney Todd), Natalie Dessay (Mrs. Lovett), Noah Harrison (Anthony Hope), Jasmine Roy (la Mendiante), Zachary Altman (Judge Turpin), Glen Cunningham (The Beadle), Marie Oppert (Johanna), Cormac Diamond (Tobias Ragg), Paul Curievici (Pirelli), Chœur de l’Opéra national du Rhin, Hendrik Haas (chef de chœur), Orchestre philharmonique de Strasbourg, Bassem Akiki (direction musicale) / Barrie Kosky (mise en scène). A l’affiche de l’Opéra national du Rhin à Strasbourg, du 17 au 24 juin, puis à Mulhouse, les 5 et 6 juillet 2025. Crédit photo © Klara Beck
VIDEO : Teaser de Sweeney Todd par Barrie Kosky