Jusqu’en 2019 (grâce à l’opéra d’Osnabrück en Allemagne), le sublime opéra Guercœur d’Albéric Magnard (1865-1914) n’était qu’un lointain souvenir, puisqu’il n’avait jamais été repris depuis sa création tardive à l’Opéra de Paris en 1931 (scéniquement du moins, car l’on compte une exécution en version de concert à la Halle aux Grains de Toulouse en 1986, suivie d’un enregistrement chez EMI par Michel Plasson…). Grâces soient donc rendues à Alain Perroux et l’Opéra national du Rhin de ressusciter l’un des plus grands chefs-d’œuvres lyriques français du XXème siècle – à mettre aux côtés de Pelléas ou des Dialogues !
Achevé en 1901, Guercœur fut d’abord donné partiellement en concert à Nancy en 1908 (acte III) et à Paris en 1910 (acte I). La partition de ces deux actes, détruite dans l’incendie qui suivit la mort de Magnard en 1914 (alors qu’il essayait de sauver sa maison que les allemands voulaient incendier !) dut être réorchestrée par Guy Ropartz, de mémoire, mais avec assez de fidélité pour qu’on ne sente pas de disparate avec le deuxième acte, le plus important. Musicalement, Guercœur se situe dans la descendance de Franck et de Liszt, plus que de Wagner ; sa couleur harmonique le rapproche de Chausson ou de d’Indy. Son inquiétude rythmique et une certaine brusquerie dans la déclamation, rappellent également Le Roi d’Ys de Lalo ou anticipent sur Ariane et Barbe-Bleue de Dukas. Bien entendu, le grand modèle beethovénien plane sur l’ensemble et, pour les chœurs célestes, on sent l’influence de la redécouverte, à cette époque, des polyphonistes de la Renaissance. Pourtant l’ensemble est homogène et personnel. On s’en rend compte en constatant que les détails et les grandes lignes s’impriment nettement dans la mémoire dès la première audition. La raison en est que, dans la musique comme dans le livret, tout est conséquent, presque systématique, tout est fort et voulu : c’est un monument construit pour durer, même si l’on s’en aperçoit qu’aujourd’hui, il était temps !
Albéric Magnard écrivit lui-même son livret en prose dans une langue directe et précise, où se révèle l’admirateur de Flaubert. Guercœur a délivré la cité du tyran qui la pressurait, et a institué une république. Il aimait Gisèle et Giselle l’aimait, lorsque la mort vint le frapper. Son amante lui jura une fidélité éternelle et son disciple, Heurtal, promit de continuer l’œuvre commencée. Quand le rideau se lève, Guercœur, accueilli dans un paradis symbolique où l’on oublie les faux-semblants du monde, ne rêve que de retourner sur terre jouir de l’amour de Giselle et de la reconnaissance de son peuple. On finit par le lui accorder mais, revenu parmi les siens, il constate que Giselle brûle d’un amour bien plus fort pour Heurtal et que ce dernier s’apprête à être le bon tyran réclamé par le peuple fatigué d’une liberté mal employée. Guercœur tente de s’y opposer, on le tue. La souffrance de cette double désillusion lui permet de voir enfin les vanités du monde et sa cruauté ; il accepte à présent l’oubli du sommeil éternel. L’œuvre s’achève sur l’espoir que l’humanité saura un jour être libre, pacifique et clairvoyante mais ne cache pas que ce temps sera long à venir : il faudra y travailler sans illusions. Il s’agit, on le voit, d’un itinéraire initiatique plus proche des légendes indiennes du Ramayana ou de la vie de Bouddha que des intrigues d’opéra traditionnelles (le Roi de Lahore par exemple). La distribution, divisée en personnages célestes, personnages humains et allégories, évoque à la fois le théâtre oriental et la Divine Comédie.
A la différence de Pelléas et Mélisande, Guercœur est, comme Louise, un opéra vocal, exigeant de grands chanteurs mais les payant de retour. Compte tenu de la tessiture tendue du rôle-titre, Stéphane Degout accomplit une véritable performance qui comble ses admirateurs dont nous faisons partie, et c’est merveille que la profondeur de son chant comme de son jeu, empli d’une débordante humanité. Notre soprano wagnérienne “nationale” Catherine Hunold trouve dans l’allégorie de Vérité un rôle à sa mesure, avec une diction impeccable, et une présence physique comme un rayonnement vocal qui laissent pantois. De son côté, le jeune ténor français Julien Henric campe un Heurtal superbe de fougue, déjà prêt pour les rôles wagnériens malgré son jeune âge (enfin Lohengrin pour l’heure….), tandis que la mezzo alsacienne Antoinette Dennefeld offre au personnage de Giselle son beau timbre, et sa superbe conduite de la ligne vocale. Dans l’allégorie de la Souffrance, l’alto gabonaise Adriana Bignagni Lesca est une magnifique découverte, avec sa voix d’outre-tombe et son jeu empli d’émotion, tandis qu’Eugénie Joneau offre son mezzo plus chaud et clair au personnage de la Bonté, et Gabrielle Philiponet est un luxe dans le trop court rôle de Beauté. Citons encore la toujours épatante Marie Lenormand en Ombre – aux côtés des deux autres Ombres incarnées par deux jeunes artistes du Studio de l’OnR : Alysia Hanshaw et Glen Cunningham. Les Chœurs de l’Opéra national du Rhin (préparés par Hendrik Haas) se couvrent de gloire dans leurs nombreuses interventions, en ajoutant à la puissance d’expression directe d’un certain nombre de passages.
Confiée au célèbre metteur en scène allemand Christoph Loy, la partie scénique tend vers la plus grande simplicité et le plus total dépouillement, pour mieux faire passer le message universaliste et intemporel du livret de Magnard. La scénographie se résume à quelques chaises placées le long de hautes parois blanches sur lesquelles prend place un chœur costumé et coiffé à la mode années cinquantes. Les hautes parois laissent entrevoir, au II, un corridor laissant entrevoir une gigantesque peinture du Lorrain. L’essentiel repose donc ici sur une direction d’acteurs millimétrée, toujours juste et sensible, qui réussit son coup en maintenant vifs l’intérêt et l’attention des spectateurs la soirée durant.
Enfin, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg atteint ici une maturité qui le place parmi les meilleures phalanges symphoniques françaises, et si la passion avec laquelle le chef allemand Ingo Metzmacher défend un répertoire négligé l’entraîne parfois à prendre à bras-le-corps ce qui mériterait un peu plus de ménagement, on ne saurait lui reprocher d’avoir les défauts de ses qualités !
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CRITIQUE, opéra. STRASBOURG, Opéra national du Rhin (du 28 avril au 7 mai 2024). MAGNARD : Guercoeur. S. Degout, C. Hunold, A. Dennefeld… Christof Loy / Ingo Metzmacher.
VIDEO : “Guercoeur” de Magnard présenté par Alain Perroux à l’Opéra national du Rhin