Il est d’usage dans notre époque rationnelle de penser que la sensibilité d’un autre temps est surannée. Nos codes ne sont plus les mêmes et la vision d’un monde lointain reste diffus dans une ère où tout semble à portée de main. Les histoires de chevalerie nous semblent aussi lointaines que les délires fébriles d’un exotisme révolu. Amadis, Roland, Fierrabras, Lancelot ou d’autres preux chevaliers ont laissé place à un imaginaire translucide qui n’a que la fadeur d’un brouillard sans âme. Mais depuis plus d’un demi-siècle, la révolution « baroque » a remis au goût du jour les livrets d’inspiration fantastique. Qu’elle soit la hiératique mythologie ovidienne ou la grandiloquente geste du Tasse, de l’Arioste ou de Cervantes, le coeur battant des intrigues des opéras baroques a puisé sa source dans l’univers de la fable historiée.
Le retour d’Orlando de Haendel sur les planches parisiennes est un véritable événement. L’on se souvient vaguement de la somptueuse production abstruse de Robert Carsen et des Arts Florissants, en 1996 au Théâtre des Champs-Élysées, avec une distribution à tomber. Presque trois décennies plus tard, le Théâtre du Châtelet a le courage de monter un tel opéra si méconnu au cœur foisonnant de Paris. Opéra au thème éminemment baroque, puisqu’inspiré du Roland furieux de Ludovico Ariosto (L’Arioste). Sujet évocateur de la mythographie française puisqu’il est question de Roland de Roncevaux aux prises avec le dard cruel de l’amour. Si le livret originel d’Orlando est signé par un des librettistes stars de l’époque, Carlo Sigismondo Capece, ce n’est qu’une adaptation qu’une main anonyme à conçu pour Händel. D’aucuns pourraient même y voir la main du compositeur lui-même.
Quand Händel crée Orlando en 1733, le contexte ne lui était pas du tout favorable, au contraire, sa situation à Londres était plus que contestée. Händel était vu comme un proche du roi et surtout du premier ministre Robert Walpole. Ce dernier a affronté cette année là, l’une des pires crises de ses ministeriats. En effet afin de contrer la contrebande et tenir la noblesse d’opposition en tenaille, il a décidé d’une taxe d’accise ou de régie sur les produits de luxe tels le vin, le rhum et le tabac. Cette taxe qui était facturée non dans les ports mais dans les entrepôts était vue par la noblesse, consommatrice compulsive des produits surtaxés, comme une attaque frontale. Déjà bien échauffée contre Händel, la haute noblesse décide alors de s’attaquer au « monopole » du saxon sur l’opéra allant jusqu’à le chasser de son théâtre. Händel était vu comme une créature de Walpole et de sa politique. C’est bien après la création d’Orlando en juin 1733 que surgit alors The Opera of Nobility en réaction à la troupe de Händel et de la taxe d’accise indirectement.
On l’aura compris, en janvier 1733, Händel était au plus bas de son influence et de son pouvoir en Angleterre, la noblesse l’avait déjà déserté malgré le soutien indéfectible du couple royal. Il a composé Orlando vraisemblablement comme un acte de résistance et, malgré tout, de survie. Le livret de Capece a été raboté et réduit à la quintessence en faisant un drame philosophique plus qu’un divertissement curial. Chaque personnage a une importance cruciale dans cette fable réinventée. Du mage Zoroastro, hiératique moraliste quasiment identique à son pendant mozartien et son double inversée, Dorinda qui incarne le sens commun. Dorinda, personnage inventé de toutes pièces, est semblable à certains personnages shakespeariens qui incarnent la sagesse populaire face aux fureurs héroïques. Dorinda est l’esprit de la « Merry England« , l’honnête « yeoman » en jupons. Toute la richesse de ce livret se trouve dans la construction dramatique finement ciselée et à la lumière du contexte de création Orlando est une oeuvre aux lectures multiples dont une extrêmement importante a une part quelque peu mystérieuse. Chaque personnage se révèle différent face à l’épreuve d’un anéantissement, une initiation.
Pour la production au Théâtre du Châtelet, alors que tout était réuni pour faire une expérience incroyable, sur le plateau la vision de Jeanne Desoubeaux n’a pas permis à Orlando d’être autre chose qu’une parodie mal dégrossie de son véritable propos. Avoir adapté ce livret dans une sorte de virée muséale doublée d’une sorte d’action artistique et culturelle passablement agaçante dévitalise la profondeur d’Orlando et relègue au dernier plan toute la richesse de son propos.
Il semblerait que Jeanne Desoubeaux se contente de simplifier une histoire déjà adaptée en 1733. Elle semble ne pas souhaiter que le spectateur s’ennuie, rompant définitivement la confiance qu’on doit avoir dans une oeuvre et son impact. Pour la metteuse en scène, Orlando est une confrontation fantasmatique entre le passé et le présent. Si l’idée semblait sur le papier assez stimulante sur notre rapport aux émotions révolues, l’expérience avec un groupe d’enfants s’avère plus confuse qu’efficace. La sobriété de certains des plus beaux airs est totalement balayée pour faire danser des chorégraphies abstruses aux enfants doublant les solistes. Ce dédoublement n’est pas une innovation mais une faute, une distraction sans objet. Par ailleurs les personnages sont tous affublés de costumes poussiéreux et surannés. Dorinda est une sorte de soubrette campagnarde plus mozartienne que le rôle unique que Händel lui a donné. Angelica et Medoro sont des parodies de porcelaines de Meissen ou du très mauvais Fragonard. Zoroastro est le sosie de Michel Foucault, col roulé citrouille et lunettes 70’s et Orlando est une sorte de Louis XIV échevelé. Passons sur la dramaturgie qu’essaye de construire Jeanne Desoubeaux mais nous n’acceptons pas le manque total de compréhension de deux moments magnifiques de cette production. Le trio final de l’Acte I qui est un grand moment de sincérité émotionnelle et de cruauté est mis en scène comme un « threesome » entre Angelica, Medoro et Dorinda, exactement le contraire de ce que la musique et le livret racontent, cette scène devient une lecture vulgaire et facile. Et que dire des airs de Zoroastro, qui perdent toute leur puissance philosophique à cause de la présence constante des enfants rendant le message parodique et stupide. Et finalement, le finale de l’opéra, absurde moment où les personnages sont les parents préoccupés venus récupérer leurs bambins dans le musée, dansant une ronde dans le meilleur des mondes bourgeois-bohèmes. Ce finale est le parangon de l’oeuvre, une morale où la société brisée et fragile de l’Angleterre de 1733 se retrouve dans la cabane de la Dorinda-Merry England. Bref, moderniser c’est bien mais pas en faisant n’importe quoi, n’importe comment !…
Heureusement que musicalement cet Orlando est désormais LA version. Après l’enregistrement divin de William Christie chez Erato ou celui plus expérimental de Jacobs pour Archiv, l’interprétation de Orlando de Händel par Christophe Rousset et ses Talens Lyriques est un flux continu de beauté en fosse et sur le plateau. Rousset est définitivement chez lui dans Händel, il saisit la partition avec un souci constant de sertir les plus belles mélodies d’une multitude de couleurs ravissantes. Chaque soliste est mis en avant avec un souci infini du détail, du raffinement, de l’écriture. Christophe Rousset a donné une telle voix à la musique de Händel que juste en fermant les yeux on aurait pu imaginer les incantations du maître saxon sans aucun artifice scénique superflu.
Le plateau vocal est sompteux. Orlando est tenu par la mezzo-soprano Katarina Bradic à l’agilité impressionnante et aux couleurs veloutées. Elle incarne Orlando dans toute sa complexité. Angelica est tenue par la soprano Siobhan Stagg formidable et irremplaçable dans son « Verdi piante« . Medoro est Elizabeth DeShong, qu’on a adoré en Fidès dans Le Prophète de Meyerbeer à Aix, et qui dans Händel est juste sublime. Dorinda est idéalement campée par la subtilité et la richesse du timbre de Giulia Semenzato. Riccardo Novaro fait preuve encore une fois de la maîtrise du style et des écueils du rôle virtuose de Zoroastro. Une telle distribution encourage à aller écouter Orlando et se perdre dans la forêt fascinante de cette partition avec une telle équipe artistique.
Faire une production d’opéra au XXIème siècle n’est pas un acte anodin. Comme en 1733, les années récentes ont démontré la fragilité de certains modèles qui s’écroulent comme des châteaux de cartes. Mais, tels le phénix Händel ou la folie de Roland, serons-nous assez fous encore pour ne pas saisir dans ces histoires aux émotions profondes un message qui n’a de complexe que la versification? Orlando ne nous apprend pas seulement à veiller à se surpasser et oublier les plus bas instincts, mais c’est un miroir sur une société qui méprise la sensibilité pure, la communion des arts et le ciment sociétal. Derrière la folie furieuse souvent réside la plus grande sagesse. Cervantes n’en fit-il pas un des corollaires de son monumental Quichotte qui parodiait le Roland Furieux? Jane Austen n’en fait-elle pas aussi la fratrie parfaite dans Sense and Sensibility ? Ayons donc le plus grand des courages, vivons fous pour trépasser en sages.
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CRITIQUE, opéra. PARIS, Théâtre du Châtelet (du 23 janvier au 2 février 2025). HAENDEL : Orlando. K. Bradic, S. Stagg, E. DeShong, G. Semenzato… Jeanne Desoubeaux / Christophe Rousset. Toutes les photos © Thomas Amouroux