mardi 27 mai 2025

CRITIQUE opéra. PARIS, Opéra Bastille, le 26 mai 2025. MASSENET : Manon. A. Edris, B. Bernheim, A. Filoňczyk, N. Cavallier, R. Mengus… Vincent Huguet / Pierre Dumoussaud

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Sabine Teulon-Lardic
Sabine Teulon-Lardic
Critique et Musicologue : l'un nourrit l'autre et vice versa ! Sabine a écrit une Thèse sur l'opéra-comique au XIXe siècle.

Reprise de la mise en scène de Vincent Huguet, Manon de Jules Massenet triomphe à l’Opéra Bastille avec Amina Edris et Benjamin Bernheim, portés par la direction inspirée de Pierre Dumoussaud à la tête de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris.

 

La transposition de l’intrigue vers les tumultueuses Années folles intègre le rôle additionnel… de Joséphine Baker. Si l’opéra, c’est l’instant de la représentation, cette Manon fait mouche ! Les deux protagonistes – Manon et le chevalier des Grieux – acteurs impliqués et émouvants, cultivent leur juvénile spontanéité (1er acte du coche à Amiens), le naturel intime de leurs amours (2ème acte) autant que les revers de leurs parcours. La soprano Amina Edris instaure d’emblée une simplicité doublée de luminosité dans « Je suis encore toute étourdie ». Lors de son accession au monde du luxe, le timbre clair gagne en brillance sur les coloratures et en élégance du phrasé (la gavotte du Cours-la-Reine). Tandis que sa virtuosité est sans faille dans tout ensemble, sa diction serait perfectible ; c’est d’ailleurs dans la fragilité des pianissimi de l’agonie que celle-ci est la plus compréhensible, soutenue par le halo de harpe et cor anglais.

La palme d’or revient ainsi au ténor franco-suisse Benjamin Bernheim, déjà auréolé par ce rôle chanté in loco (en 2020 et 2022) et pour ceux de Roméo et de Werther. Ici, l’émotion véhiculée dans les airs emblématiques émeut – une grâce suspendue dans l’air du rêve (2ème acte), une ardeur palpable dans « Ah, fuyez douce image ! ». La palette d’infinies nuances n’est jamais en défaut de timbre quand l’articulation et la compréhension sont optimales, a fortiori pour le parler des mélodrames. Aussi, leur duo de la reconquête au séminaire de Saint-Sulpice est d’une sublime intensité, différemment de celui pathétique des amants meurtris (La route du Havre).

Face au couple désuni par la société patriarcale et libertine, les rôles masculins s’imposent. La basse Nicolas Cavallier (le comte des Grieux) est un opposant de poids face à son fils (acte de Saint-Sulpice) : noblesse du ton, graves de velours, peut-être moins à l’aise dans le duo dialogué avec Manon. Le mordant du baryton Andrzej Filoňczyk qualifie bien le jeu trouble du Lescaut des premiers actes. Hélas la prosodie française n’est pas (encore) dans ses cordes… Les deux fêtards campent les altercations avec engagement en dépit des travestissements incongrus imposés au Brétigny interprété par Régis Mengus et de la désinvolture de Nicholas Jones rajeunissant Guillot de Mortefontaine. Le trio des jeunes courtisanes, vêtues de costumes chamarrés, est d’une éclatante santé vocale avec la soprano Ilanah Lobel-Torres, les mezzos Marine Chagnon et Maria Warenberg, issues de la troupe de l’Opéra national de Paris.

 

 

La réussite de cette production, c’est enfin la direction raffinée de Pierre Dumoussaud à la tête de l’Orchestre national de l’Opéra  de Paris qui restitue l’infini talent de Massenet orchestrateur. Le chef enflamme les élans des duos amoureux, enrobe les mélodrames de couleurs transparentes et anime le pastiche des danses « baroques » (Cours-la-Reine) avec la complicité d’excellents musiciens. La belle projection du Chœur de l’Opéra national de Paris (préparé par Ching-Lien Wu) fait valoir les actes collectifs (le 2 et le 4) avec de somptueux costumes de bal (Clémence Pernoud) mariant de chatoyants coloris. N’omettons pas la qualité du chœur féminin, introduisant le Tableau du séminaire de Saint-Sulpice. Si l’opéra est aussi le lieu public d’une réflexion sociétale, cette luxueuse production de Manon sur l’immense plateau de Bastille louperait-elle… le coche ?

En effet, les deux pics d’émotion de l’opéra-comique – « Adieu notre petite table » (2ème acte) et les ultimes soupirs d’ivresse avant la mort de l’héroïne – se perdent, en dépit d’éclairages ciblés. Sur le plateau de l’Opéra Comique en 2019, la mise en scène pourtant plus transgressive d’Olivier Py ménageait ces instantanés. En outre, quels atouts apporte la transposition vers les Années folles, choisie par l’équipe artistique de Vincent Huguet (mise en scène), Aurélie Maestre (scénographie) et J.-F. Kessler (chorégraphie). Certes, les années 1930 furent aussi tumultueuses que la Régence du roman de l’Abbé Prévost (matrice du livret) dans leur quête d’une libération sexuelle. Et l’imposante scénographie, conjuguée à l’animation du Cours-la-Reine et de la Maison de jeu les crédibilisent assurément : modernisme architectural, éclectisme des costumes, ballet performant des garçonnes avec danseurs.

Campé par Danielle Gabou, le rôle muet de Joséphine Baker, égérie afro- amérindienne des cabarets parisiens, interroge. Elle figure ici l’éducation de Manon au milieu interlope des spectacles Montmartrois. Dansées par Joséphine lors de baisser de rideau, les chansons jazzy additionnelles entrent en collision avec les « Entractes » composés par Massenet (un usage de l’opéra-comique au XIXe siècle). Dans ce milieu, la démonstration d’une Manon libérée passe donc en force à compter du 3ème acte. Car cette amoureuse certes sensuelle s’est livrée à De Grieux en lui confiant « Je ne suis que faiblesse et fragilité ». La jeune provinciale, devenue la proie du patriarcat concupiscent, est plus une victime sociale (emprisonnée et déportée) qu’une libérale, en habit masculin dans la maison de jeu. Aussi, cette transposition et cette omniprésence de Baker nous lassent. Les trajectoires humaines de Manon souffrent du syndrome mémoriel de la mise en scène lyrique : cette production intimidante du XXIème siècle met les Années folles en abîme afin de vitaliser un opéra-comique dix-neuviémiste (1884), lequel revisite les mœurs libertines d’après une nouvelle de 173 …

Foin de réflexions, la première représentation n’en est pas moins ovationnée par le public !…

 

 

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CRITIQUE opéra. PARIS, Opéra Bastille, le 26 mai 2025. MASSENET : Manon. A. Edris, B. Bernheim, A. Filoňczyk, N. Cavallier, R. Mengus… Vincent Huguet / Pierre Dumoussaud. Crédit photographique © Sébastien Mathé

 

 

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