Pour célébrer le centenaire de son bâtiment, l’Opéra de Marseille et son directeur Maurice Xiberras ont choisi de redonner vie à Sigurd, du compositeur marseillais Ernest Reyer, ouvrage qui eut les honneurs de la première affiche du nouveau bâtiment (art déco) inauguré en 1924, après l’incendie de l’ancien. Créée à la Monnaie de Bruxelles en 1884, l’oeuvre a connu un éclatant succès puis a sombré dans l’oubli, avant que le Festival de Radio France et Montpellier ne le ressuscite en 1993 (nous y étions…), repris deux ans plus tard dans la cité phocéenne, et plus récemment à l’Opéra national de Lorraine…
Dès les premières mesures, cela saute à l’oreille comme une évidence, plutôt qu’à la musique de Richard Wagner – à laquelle on l’associe un peu vite – la partition de Reyer doit bien plus au grand opéra historique à la française, Meyerbeer et Halévy en tête, ainsi qu’à la musique romantique de Weber et de Berlioz, dont maints passages semblent comme un hommage… quand ils ne sont pas des citations directes ! Si le premier acte peut paraître un peu statique, l’œuvre s’emballe ensuite, et connaît des moments magiques voire enivrants. On ne peut dénier à Sigurd de superbes qualités mélodiques, et que son auteur soit parvenu à insuffler à son ouvrage une force de conviction et des accents de sincérité qui balaient tout sur leur passage – et qui ne demandaient qu’à être redécouverts, pour le plus grand bonheur d’une audience, certes clairsemée, mais qui a fait un triomphe à l’équipe artistique au moment des saluts.
Représenter Sigurd n’est pas une entreprise aisée, mais Charles Roubaud relève ici le défi avec brio. Sa mise en scène, d’une élégante sobriété, repose sur une scénographie dépouillée, agrémentée de projections vidéo discrètes et d’un éclairage subtil. Autour de lui, une équipe talentueuse donne vie à cette vision : Emmanuelle Favre imagine une architecture minérale, tandis que Julien Soulier crée un décor virtuel, à la fois poétique et dynamique – forêt verdoyante, brumes hivernales, apparitions fantomatiques, flammes surgissant des eaux au son du cor d’Odin, ou encore montagnes hostiles. Jacques Rouveyrollis sculpte la lumière avec précision, accompagnant les trois heures et quart du spectacle. Les costumes de Katia Duflot jouent sur les contrastes, mêlant chevalerie médiévale et modernité du XXe siècle : manteaux austères et casquettes militaires pour les soldats, évoquant une ambiance fascisante, tandis que les femmes portent des robes scintillantes, ornées de perles et surmontées de chapeaux cloches. La direction d’acteurs, volontairement épurée, évite toute psychologie superflue, privilégiant la grandeur mythique. La mise en scène, d’une grande clarté narrative, souligne chaque moment clé – comme la fameuse coupe empoisonnée – en parfaite synchronicité avec la musique et les jeux de lumière. Les mouvements, précis et expressifs, servent le drame sans fioritures, renforçant sa puissance tragique. Le final s’achève dans un effondrement progressif de rochers, laissant place à une nuée gris-rose, évoquant le Crépuscule des dieux wagnérien (tout en soulignant bien ici que l’ouvrage de Reyer lui soit antérieur…).
Pour retrouver son impact public, Sigurd supposait de grandes voix, de très grandes voix. Les rôles principaux nécessitent une largeur de ton, une grandeur tragique, seules susceptibles d’élever les personnages à leur niveau de légende. Le pari a été entièrement relevé à Marseille, grâce au flair sans pareil de Maurice Xiberras. Le rôle-titre est écrit pour un fort ténor, à la fois héroïque et exigeant un vrai legato, appelant un médium nourri et un aigu conquérant. Et tout cela avec la grande déclamation propre aux héros français. Seul un Alagna, un Spyres ou encore un Florian Laconi, retenu ici pour incarner Sigurd, pouvait s’y risquer, et le moins que ‘on puisse dire, c’est que le ténor messin se tire vaillamment de cette écriture impossible : l’extrême aigu sonne brillamment, et le chanteur réalise une excellente performance, affichant un médium sonore, des notes élevées de belle facture, un louable souci de la ligne et une diction parfaite. Dans le rôle de Brünhilde, notre soprano dramatique « nationale » Catherine Hunold ne comble pas mins l’audience avec son incomparable diction, sa musicalité sans faille, sa voix ample et tranchante à la fois, son medium corsé, sa présence magnétique enfin. Son grand air du IV, “O palais radieux de la voûte étoilée” nous a donné le frisson, de même que les deux magnifiques duos qui suivent, d’abord un tumultueux avec sa sœur Uta, puis un autre évanescent avec Sigurd.
Avec son grain de voix typique, Alexandre Duhamel (Gunther) impressionne par la puissance et l’arrogance de ses moyens, et l’on fera le même compliment à la basse de Nicolas Cavallier (Hagen), avec un sens de la ligne que l’on admire toujours autant chez ce chanteur. La jeune soprano française Charlotte Bonnet confère à la fois beaucoup de fragilité et de détermination au personnage de Hilda, avec une voix possédant tout l’émail pour donner tout son poids aux imprécations du IV, “Frappe ! Que de tes mains je tombe aussi percée”, qui font penser à celles d’Ortrud dans Lohengrin. Aucune réserve non plus vis-à-vis de la mezzo Marion Lebègue qui impose au personnage d’Uta son tempérament volcanique et ses graves sonores. Même remarque pour le Barde de Gilen Goicoechea qui enchante dans sa (trop) courte intervention du II “Ondin, Dieu farouche et sévère” : couleur de la voix, noblesse de l’émission, et autorité du timbre, le baryton basque possède plus d’un atout. A leur côté, le baryton nîmois Marc Barrard apporte toute sa faconde au Grand-Prêtre d’Ondin, tandis que ses camarades Jean-Vincent Blot (Ramuc), Marc Larcher (Irnfrid), Kaëlig Boché (Hawart) et Jean-Marie Delpas (Rudiger) convainquent dans leur partie respective.
Le Chœur et l’Orchestre de l’Opéra de Marseille ne sont pas en reste, et s’avèrent dignes de tous les éloges. Le premier éblouit par son homogénéité, sa précision et son engagement, tandis que le second, sous la direction amoureuse et passionnée de Jean-Marie Zeitouni, fait étalage d’une riche palette sonore – avec des cordes crépitantes, des cuivres infaillibles et des bois virevoltants – qui donne maintes fois le frisson.
Une grande soirée lyrique à l’Opéra de Marseille !
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CRITIQUE, opéra. MARSEILLE, Opéra municipal, le 1er avril 2025. E. REYER : Sigurd. F. Laconi, C. Hunold, A. Duhamel, N. Cavallier… Charles Roubaud / Jean-Marie Zeitouni. Crédit photographique © Christian Dresse