vendredi 25 avril 2025

CRITIQUE, opéra. LYON, Théâtre de la Croix Rousse, le 17 mars (et jusqu’au 23 mars 2024). Sébastien RIVAS: Otages. Nicola Beller Carbone… Richard Brunel, mise en scène. 

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Excellente idée que de concevoir un cycle lyrique spécifique sur le thème des femmes fortes au théâtre ; voilà qui change de la litanie des héroïnes sacrifiées, mourantes ou suicidaires, transmises par la scène romantique. De même, exporter l’opéra dans un théâtre qui n’est pas une maison d’opéra et dans un quartier éloigné du quartier de l’Hôtel de ville, siège familier de l’Opéra de Lyon : voilà une réussite évidente pour décloisonner et rendre accessible le lyrique. De surcroît, c’est le directeur de l’Opéra de Lyon lui-même qui met en scène un nouvel ouvrage présenté ce jour en première mondiale… 

 

 

Richard Brunel, directeur de l’Opéra de Lyon, très actif dans ses choix de répertoire, commande ainsi au compositeur contemporain Sébastien Rivas un opéra inédit – « Otages« -, pour constituer, à l’appui de La Dame de Pique de Tchaïkovski et de La fanciulla del West de Puccini, une trilogie propre à  « Rebattre le cartes » ; l’ouvrage en création, à la coupe implacable, met surtout en avant les capacités d’une seule artiste, en l’occurrence la soprano à fort tempérament, Nicola Beller Carbone. C’est un thriller opératique qui exige de la chanteuse un vrai talent d’actrice car elle parle au moins autant qu’elle chante ;  elle « se raconte » et témoigne tout du long, comme si en s’adressant aux spectateurs, elle répondait au policier chargé de l’enquête suite à son arrestation… Ce qui est suggéré en tout début d’action où l’enquêteur qui l’interroge, tape à la machine, le procès verbal de sa déposition. Qui est-elle ? Qu’a t-elle fait ? Comment en est-elle arrivé là ? Le spectateur trouvera réponses à tout cela. 

 

 

 

 

Avec la création d’Otages,
Richard Brunel propose 
un portait de femme au vitriol… 
Psychanalyse d’une employée rebelle

 

 

 

Immédiatement se révèle le remarquable plateau et son décor avec projection en temps réel qui focuse sur le visage de Sylvie la protagoniste ; ce qui crée deux niveaux de lecture : le continuum dramatique, action frontale qui nourrit l’action proprement dite ; et surtout le gros plan sur le visage de celle qui expose tout ce qu’elle ressent et se confesse comme une psychanalyse continue. C’est aux côtés de la fresque qui s’accomplit, une manière de chambre psychologique. La claire évocation de la nasse [ou « vivier »], conçu, imposé par son patron abusif dont le titre même de l’entreprise :  « CAGEX », surligne le sentiment permanent d’enfermement. 

Les instrumentistes sont placés en fond de plateau à peine visibles et selon le dispositif, résolument caché [par le décor], réalisant la partition de Sébastien Rivas, dans un dispositif sonorisé, à travers des diffuseurs dans la salle ; le dispositif met très [trop] en avant le travail des timbres, la vitalité d’une partition qui serpente et ondule continûment [activité permanente du saxo et du marimba], de plus en plus rythmique [batterie]… ; il suit et accompagne l’héroïne Sylvie Meyer ; sa progression (ou son calvaire), jusqu’à l’acte final, cette catastrophe qui libère l’extrême tension continue qui l’a oppressé jusqu’au craquage. Lui donne la réplique mais plutôt en retrait, ou comme aiguillon suscitant la réaction de l’employée, le baryton, à la gestuelle précise et économe, Ivan Ludlow dans le rôle du mari distant puis fuyant ; du patron, infect et sans morale… d’une lâcheté barbare et inique [« faites-vous respecter bon sang » ; « (tu es) cinglée et chialeuse en plus »]. 

Au final c’est un portrait de femme captivant qui, d’épouse sans histoire [25 ans de mariage] comme d’employée dévouée, dans cette usine de caoutchouc tout à fait sordide, décide de passer à l’acte, moins par combat volontaire que malgré elle.

Car c’est une femme forte certes qui se dévoile dans sa résilience, mais aussi un être toujours broyé et asservi, surtout une victime invisible, soumise, oppressée, qui n’aura connu aucune joie, aucun amour, aucune liberté. 

Pire, l’élément déclencheur de sa rébellion est assurément cette relation toxique qui l’enchaîne peu à peu au patron, le sournois et totalement cynique Victor Andrieu, mauvais gestionnaire, excellent manipulateur. 

En demandant à Sylvie d’exécuter les basses besognes, c’est à dire fliquer, traquer, dénoncer, dégager celles qu’elle appelait non sans affection, ses « abeilles », ainsi devenues les ouvrières à présent à abattre, ce boss minable aura détruit dans l’esprit de sa proie trompée, ce mur entre le bien et le mal – dernière ligne rouge, au delà de laquelle la situation dérape : et Sylvie, d’abord exécutante zélée, perdant toute morale, a ce sursaut d’humanité qui la sauve finalement en dépit des apparences. Si ces derniers mots manifestent la femme détruite, épuisée [« tu m’a trompée ; je t’en veux, je t’en veux »], l’héroïne gagne notre estime : elle s’est rebellée contre son persécuteur. Elle a abolit un système inhumain où l’être est un esclave manipulable. On retrouve bien ici l’esprit de la pièce éponyme de Nina Bouraoui [2015, adaptée en roman en 2020, et dont s’inspire directement l’opéra] où l’autrice évoque le destin des « otages économiques », sans amour, dont l’existence abîmée trouve son propre écho dans le vaste chaos du monde.  Bel exemple d’émancipation et de courage. 

En cela la nouvelle partition répond parfaitement à la thématique du festival « Rebattre les cartes« . Scéniquement, la réalisation est efficace et visuellement très aboutie, jouant habilement entre les scène réelles et les projections en pièces fermée qui délimitent toujours ce huis clos qui étouffe Sylvie. Sans pause, 1h15 durant, la trajectoire déroulée entraîne le spectateur jusqu’à son terme violent, libérateur. 

 

 

 

 

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CRITIQUE, opéra. LYON, Théâtre de la Croix Rousse, le 17 mars 2024. Sébastien RIVAS: Otages, première mondiale [création], Nicola Beller Carbone (Sylvie Meyer), Ivan Ludlow (L’homme)… ensemble musical / Richard Brunel, mise en scène.

OTAGES de Sébastien Rivas, nouvel opéra, dans le  cadre du Festival « Rebattre les cartes« , à l’affiche du Théâtre de la Croix Rousse, les 18, 19,21, 22 et 23 mars 2024– durée : 1h15 / nouvelle production, création mondiale [première le 17 mars 2024]. Photos : © Jean-Louis Fernandez

 

France Musique enregistre le spectacle et diffusera ce programme [date de diffusion à venir] 

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