Avant-hier, le 3 décembre, se tenait la première date (lyonnaise) de la version concertante de Adriana Lecouvreur de Francesco Cilea donnée dans la cadre de la coproduction annuelle entre l’Opéra National de Lyon et le Théâtre des Champs-Elysées – qui accueillera à son tour le spectacle, ce soir 5 décembre, pour une seconde représentation. Et c’est toujours en partenariat avec l’Auditorium de Lyon, où s’est déroulé le concert, que cet événement s’est tenu, une salle plus propice par ses dimensions aux épanchements orchestraux et vocaux, comme il y en a justement à foison dans cet ouvrage magnifique !
Car il est difficile de résister au charme subtil d’Adriana Lecouvreur qui, tel le lent poison versé par la Princesse de Bouillon dans le bouquet de violettes offert à sa rivale, vous pénètre insidieusement et vous fait mourir de plaisir… Le public de la Capitale des Gaules ne s’y est d’ailleurs pas trompé, et a réservé un véritable triomphe aux acteurs de cette brillante réussite, qui s’est achevée en une standing ovation amplement méritée.
L’attrait premier de la soirée était assurément la prise de rôle de la soprano américaine Tamara Wilson, qui vient de triompher dans le redoutable rôle de la princesse de glace dans Turandot à l’Opéra Bastille. Avouons d’emblée que l’attente n’a pas été déçue, la chanteuse donnant toute sa dimension à la soirée grâce à la force de son interprétation. Au-delà de la beauté intrinsèque et du rayonnement phénoménal de la voix, elle captive par l’attention particulière qu’elle accorde au texte, en parant son chant d’accents et d’inflexions admirables, pour mieux servir une partition écrite pour de grandes diseuses : le célèbre Monologue de Phèdre est ici déclamé avec une merveilleuse sobriété. L’art de Tamara Wilson est celui d’une immense chanteuse, au timbre généreux, à l’accent sincère et à l’émotion immédiate.
La mezzo française Clémentine Margaine offre également une somptueuse interprétation de la Princesse de Bouillon, conférant à ce personnage maléfique toute l’arrogance vocale qu’il requiert. Plus féline que lorsque cet emploi est confié à des chanteuses ayant dépassé leur zénith vocal, cette rivale s’impose ainsi comme un rôle de premier plan, rééquilibrant les axes dramatiques du livret. C’est qu’elle se bat avec la férocité d’une lionne dans son affrontement avec sa rivale au deuxième acte, qui fait monter d’un cran la température alors qu’un froid polaire règne à l’extérieur de la salle. Son timbre riche, ses graves profonds et son fort tempérament, rempli d’arrogance, rendent superbement justice à ce rôle maléfique du répertoire italien.
Dans le rôle de Maurizio, le ténor américain Brian Jadge, également présent dans la Turandot parisienne précitée, fait preuve d’une grande classe, et continue de subjuguer grâce à son timbre solaire, à sa magnificence vocale, à son art des demi-teintes et des mezza voce, qui font particulièrement merveille dans l’aria “Dolcissimo effigie” et plus encore dans le sublime “L’anima ho stanca”. De son côté, l’excellent baryton géorgien Misha Kiria offre une incarnation majeure du personnage de Michonnet : pathétique, nuancé, toujours en équilibre, avec un legato de violoncelle et un timbre prenant, il saisit à la perfection toute la mélancolie de son personnage. Robert Lewis campe un Abbé de Chazeuil plein d’esprit et le vétéran Maurizio Muraro un Prince de Bouillon toujours aussi élégant et musical, tandis que les autres comprimari font tous honneur à leur partie, avec une mention pour le Poisson de Léo Vermot-Desroches.
Au pupitre, le fringant et bondissant jeune chef italien Daniele Rustioni s’abandonne au bonheur de se laisser envoûter par le charme vénéneux du mélodrame poussé à son paroxysme. Sous sa baguette, on perçoit comment, sous quelques conventions véristes, l’instrumentation de Cilea est beaucoup plus imaginative, lumineuse et raffinée que certains ne le pensent. A la tête d’un somptueux Orchestre de l’Opéra National de Lyon, il parvient à mettre en valeur le lyrisme et l’ample respiration du phrasé orchestral induit dans la partition de Cilea, pour le plus grand bonheur des mélomanes venus en nombre à l’Auditorium Maurice Ravel assister à l’événement !
NB : la représentation parisienne est prévue ce soir à 19h30 au Théâtre des Champs-Élysées, et le concert sera également diffusé sur France Musique le 10 janvier 2024 à 20h également.
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CRITIQUE, opéra. LYON, Auditorium Maurice Ravel, le 3 décembre 2023. CILEA : Adriana Lecouvreur (en Version de concert). T. Wilson, B. Jadge, C. Margaine, M. Kiria… Orchestre de l’Opéra National de Lyon / Daniele Rustioni (direction).
VIDEO : Anna Netrebko chante l’air « Poveri fiori » dans Adriana Lecouvreur au MET.