Pour célébrer la fin de la guerre de Sept ans en 1763, victoire de Louis XV, Jean-Philippe Rameau, compositeur officiel compose son dernier ouvrage Les Boréades, sans pouvoir accompagner jusqu’à sa création ce chef d’oeuvre du XVIIIème siècle – car il meurt pendant les répétitions en septembre 1764 – et jamais l’ouvrage ne sera créé sur la scène de l’Académie Royale de Musique. Les dernières recherches ont montré que l’opéra était achevé en réalité dès juin 1763, devant être créé à Choisy, mais le livret de Louis de Cahusac était trop subversif, osant même montrer l’arbitraire cruel d’un souverain (au travers de la torture d’Alphise par Borée, le dieu des vents nordiques…). Héritier des Lumières, Rameau octogénaire dénonce alors la torture…
Un mois après le triomphe, dans ces mêmes lieux, de Platée, du même Rameau, le Maître de Dijon est à nouveau à l’honneur sous les ors de l’Opéra Royal de Versailles avec son ultime chef d’oeuvre que sont Les Boréades, avec comme maître d’oeuvre le chef tchèque Vaklav Luks et son ensemble Collegium 1704, après avoir gravé l’ouvrage (lors d’un concert à Versailles) pour le label Château de Versailles Spectacles (avec une distribution assez similaire, hors le rôle d’Abaris, ici confié à notre haute-contre « national » Mathias Vidal).
Version de concert oblige, c’est d’abord la musique (géniale) de Rameau qui triomphe ce soir. La redoutable difficulté des récits accompagnés, la tenue de l’orchestre où brillent les timbres instrumentaux d’une manière inédite (cors et clarinettes, dès le début), exprimant cet imaginaire sans équivalent d’un compositeur-orchestrateur de génie. Le Praguois et sa formation baroque abordent la partition avec un appétit rafraîchissant, une vivacité régulière qui cependant manque de la séduction élégantissime d’un William Christie (Opéra de Paris en 2003) ou (plus récemment) de la sensualité inouïe d’un Marc Minkowski (Festival d’Aix-en-Provence en 2014). Or, ici règne à travers les multiples suite de danses qui composent les ballets omniprésents d’acte en acte, la pure inventivité orchestrale (le V et son ballet du supplice est particulièrement expressif) d’un Rameau atteignant un absolu poétique jamais écouté auparavant.
Nervosité, éloquence, onirisme : Luks exploite et guide les facultés de son orchestre. Le début exulte de rebonds sylvestres grâce à l’accord magicien des instruments où percent et rayonnent la caresse amoureuse des cors, l’aubade enchantée des clarinettes : emblème de cette inclination d’Alphise pour Abaris, malgré la déclaration des princes Boréades. Tout est dit et magnifiquement maîtrisé dans cette ouverture au charme pastoral persistant. Rameau immense orchestrateur et poète lyrique se révèle dans toutes ses nuances. Le héros isolé confronté à un destin qui le dépasse et l’éprouve, c’est Alphise « forcée » et inquiété par les Boréades. C’est déjà, au I, le souffle fantastique de l’air de Sémire « Si l’hymen a des chaînes » – où la suivante d’Alphise souligne la fragilité du sort quand orage et tempête éprouvent la sincérité des cœurs justes. La soprano belge Caroline Weynants y brille de mille feux, en faisant de ce moment le plus excitant de la soirée, mais par malheur nous ne la reverrons plus… une bonne quarantaine de minutes de la partition ayant été ici tout simplement jetée à la trappe sans que l’on s’explique pourquoi !?…
Heureux choix également, pour ce qui est de la distribution vocale, de Deborah Cachet en Alphise, la princesse sujet de tractations à rebondissements et donc d’une scène de torture inoubliable par sa cruauté barbare (acte V, scène II) – et quel contraste éloquent et mémorable avec le final amoureux et tendre du IV ! Incontournable dans ce répertoire, Mathias Vidal campe un Abaris à l’admirable clarté de diction, d’une virtuosité sans faille, et d’une étonnante présence scénique. Son ultime air « Que l’amour embellit la vie » tient la salle en suspens dans un silence qui en dit long sur l’art de cet incroyable artiste. Calisis revient au ténor Sébastien Droy à qui le répertoire baroque convient bien, alors qu’on a plus l’habitude de l’entendre dans de l’opérette. Le baryton tchèque Tomas Selc fait forte impression, et impose un Borilée d’un relief saisissant, alliant panache vocal et belle intensité scénique. Dans le double rôle d’Adamas, son compatriote Tomas Kral pêche par une prononciation assez « exotique » de la langue de Racine, mais compense cet handicap par sa voix ample et sépulcrale, tandis que l’excellent baryton allemand Christian Immler (Borée) arbore un instrument d’une saine et délicieuse autorité.
Conquis, le public fait une belle fête à l’ensemble des artistes, un triomphe qui incitera Vaklav Luks à redescendre deux fois dans la fosse pour faire monter un peu plus la ferveur collective !
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CRITIQUE, opéra (en version de concert). VERSAILLES, Opéra Royal, le 31 mai 2024. RAMEAU : Les Boréades. M. Vidal, D. Cachet, S. Droy, C. Weynants… Collegium 1704 / Vaclav Luks (direction). Photos (c) Emmanuel Andrieu.
Le (triple) CD enregistré à Versailles par la même équipe est également disponible sur la Boutique de Château de Versailles Spectacles : https://cvs8-prod.mutu.hubber.fr/fr/product/501/cvs026_triple_cd_les_boreades
VIDEO : Vaklav Luks dirige « Les Boréades » de Rameau à l’Opéra Royal de Versailles