CRITIQUE, opĂ©ra. NICE, le 27 mars 2022. LULLY : PhaĂ©ton. Cachet, Lombard, Goicoechea, Caton, Richard⊠CorrĂ©as / Oberdorff. Saluons l’OpĂ©ra de Nice de produire cet opĂ©ra de Lully, indĂ©niablement un chef d’Ćuvre : la force des tableaux, des contrastes entre eux, l’Ă©quilibre entre rĂ©cits, duos, ensembles,… sans omettre l’architecture globale et le dĂ©roulement mĂȘme du drame : pas un temps mort.
On ne cesse Ă chaque Ă©coute de Lully de dĂ©couvrir et dâapprĂ©cier tel et tel aspect, telle nuance de son Ă©criture, son raffinement instrumental, son intelligence dramatique, et dans le choix du sujet, des thĂšmes moraux et philosophiques qui transportent ; son travail sur la langue, son expressivitĂ© musicale comme sa justesse poĂ©tique qui captivent Ă chaque session. Comme Wagner, en effet, Lully a pensĂ© l’opĂ©ra comme un spectacle total. En une dizaine de drames, il aura inventĂ© l’opĂ©ra Ă la française. PhaĂ©ton appartient Ă ses derniers.
A Nice, un Phaéton poétique,
visuellement puissant et noir
« L’opĂ©ra du peuple » ainsi qu’on lâa nommĂ© Ă sa rĂ©ception Ă Versailles en 1683 (comme on dit dâAtys que câest « lâopĂ©ra du roi ») met l’accent de fait sur la figure hĂ©roĂŻque de PhaĂ©ton, figure suprĂȘme de l’ambition comme du courage humain… Mais le propre de Lully est dâhumaniser son hĂ©ros, de creuser ses failles et sa part d’ombre… d’en faire un amant “sans foi”, un traĂźtre par vanitĂ© et par orgueil, vis Ă vis de l’ardente et si loyale ThĂ©one (vĂ©ritable protagoniste de ce drame tragique), sorte d’Elvira avant l’heure, qui l’aime passionnĂ©ment autant que lui ambitionne ; tout en la trouvant admirable, il n’hĂ©site pas Ă sacrifier leur amour pour sa gloire : ainsi Ă©pouser Libye pour devenir roi ; se faire reconnaĂźtre d’Apollon comme le fils indiscutable de ce dernier… et Ă ce titre pouvoir conduire le char du soleil – rien de moins.
Pas facile de mettre en scĂšne un ouvrage spectaculaire et tragique, qui surtout articule en un vrai huis-clos psychologique, les passions humaines ; et, tout en suivant PhaĂ©ton, en sa volontĂ© dĂ©raisonnable, prĂ©cipite sa chute…
Câest bien un coup de gĂ©nie dâavoir prĂ©parer ainsi le spectateur vers le tableau final : trop ambitieux, trop tĂ©mĂ©raire… mais pas assez maĂźtre de lui-mĂȘme, PhaĂ©ton est foudroyĂ© par Jupiter ; le soleil, malconduit, allait brĂ»ler la terre. A travers ce hĂ©ros dâargile, Lully et Quinault plonge au cĆur du mystĂšre du pouvoir et de sa filiation divine : Louis XIV ne dĂ©tenait-il pas sa souverainetĂ© de Dieu lui-mĂȘme ? Aucun autre « prĂ©tendant » ne pourrait occuper son rĂŽle. Cela est dit de façon violente, autoritaire et pourtant (grĂące Ă la magie de la musique), poĂ©tique. La mise en scĂšne d’Ăric Oberdorff a la qualitĂ© de l’Ă©pure et de la lisibilitĂ©, tout en n’Ă©cartant pas l’intimisme ni les suggestions multiples d’un Lully autant hĂ©roĂŻque et barbare, qu’attendri et rĂȘveur.
Entre temps combien de sĂ©quences oniriques, souvent pastorales qui expriment le sentiment du compositeur pour la nature ; et aussi la nuit [quand ProtĂ©e s'endort avant de dĂ©voiler Ă sa mĂšre ClymĂšne, le sort de son fils PhaĂ©ton, fin du I] ; mais Ă©galement la mort [quand Apollon convoque l'esprit du Styx en jurant dâexaucer PhaĂ©ton, au IV]. Car PhaĂ©ton est un opĂ©ra sombre et grave, noir.
La production dĂ©montre plusieurs atouts : elle utilise habilement la tournette sur le plateau permettant, parce qu’elle ne cesse de se mouvoir, s’ouvrant et se refermant : mouvements, actions simultanĂ©es, apparitions, ensembles…, mais aussi il combine astucieusement danseurs (Compagnie Humaine) et chanteurs dont certains n’hĂ©sitent pas non plus Ă bouger, et jouer sans entrave.
On reste Ă©bloui par la concision du texte, l’acuitĂ© et la beautĂ© des images comme des sentiments qu’ils expriment. Il faut infiniment de prĂ©cisions, d’agilitĂ© technique pour ciseler et projeter les mots de Quinault dont l’Ă©loquence Ă©gale rĂ©pĂ©tons le, Racine.
ConfrontĂ©s Ă ce dĂ©fi linguistique et expressif, seuls quelques solistes s’en tirent brillamment, plus naturellement intelligibles que leurs partenaires : Jean-François Lombard en triton puis surtout en Apollon donne une leçon de caractĂ©risation ciselĂ©e ; les voix basses ensuite, Arnaud Richard [ProtĂ©e] et FrĂ©dĂ©rique Caton [le roi] ; puis l’Ăpaphus de Gilen Goicoechea, cĆur noble, princier, loyal Ă sa promise Libye. Des chanteuses, seule la ThĂ©one de Deborah Cachet tire son Ă©pingle du jeu : abattage, articulation, caractĂšre… Tout suggĂšre idĂ©alement chez elle, la passion amoureuse qui la dĂ©vore littĂ©ralement et d’ailleurs explique son trĂšs bel air dĂ©sespĂ©rĂ© au dĂ©but du III, au point oĂč sans espoir ni illusion sur son aimĂ©, l’amoureuse Ă©cartĂ©e exhorte les dieux Ă punir PhaĂ©ton, avant de se dĂ©dire. Magnifique incarnation. Pleine de finesse, et de lumineuses noirceurs, il est le plus travaillĂ© sous la plume de Lully et Quinault et le plus bouleversant.
A l’inverse, dommage que Chantal Santon-J., certes aux beaux sons filĂ©s [dans ses duos avec Ăpaphus] incarne une Ăąme finalement trop linĂ©aire et plus lisse, malgrĂ© ce lien qui les reliait alors mais qui Ă cause dâun PhaĂ©ton trop ambitieux, est dĂ©sormais rompu [magnifique duo des deux voix accordĂ©es au IV]. Difficile dâĂ©valuer la prestation de lâamĂ©ricain Mark Van Arsdale dans le rĂŽle-titre : annoncĂ© avec une laryngite, le tĂ©nor se sort honnĂȘtement d’un rĂŽle Ă©crasant et lui aussi finement portraiturĂ©. Mais l’articulation pĂȘche par imprĂ©cision, ce qui peut refroidir quand ici chaque mot revĂȘt une importance capitale.
Dans la fosse, lâorchestre (Les Paladins) peine dĂšs l’ouverture Ă exprimer sous la majestĂ© lullyste, son allant, ses respirations, sa texture sensuelle et flamboyante. MĂȘme la superbe chaconne qui ferme le II, manque d’accents et de relief comme dâonctuositĂ© : tout sonne serrĂ© et trop dense. La tenue s’amĂ©liore Ă©videmment en cours de reprĂ©sentation sans pour autant faire oublier ce que d’autres en leur temps ont su exprimer de l’orchestre de Lully, dĂ©cidĂ©ment rebelle mais captivant : Rousset et ses Talens Lyriques parfois ; avant lui, Christie ou Reyne, surtout JC Malgoire. Nonobstant ces infimes rĂ©serves la production Ă©gale notre enthousiasme ressenti Ă cet autre spectacle lullyste prĂ©sentĂ© au dĂ©but de ce mois, au Grand Théùtre de GenĂšve : Atys par Preljocaj et Alarcon (lire ci-aprĂšs), lequel, avec un tout autre projet chorĂ©graphique, ne disposait pas d’un aussi beau plateau vocal.
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CRITIQUE, opéra. NICE, le 27 mars 2022. LULLY : Phaéton. Cachet, Lombard, Goicoechea, Caton, Richard⊠Corréas / Oberdorff. Photos : © Opéra de Nice mars 2022.
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ATYS Ă GENEVE, par Alarcon / Preljocaj, le 4 mars 2022 :
CRITIQUE, opĂ©ra. GENĂVE, GTG, le 3 mars 2022. LULLY: Atys. AlarcĂłn / Preljocaj. Voici un Atys trĂšs convaincant dont le mĂ©rite tient Ă cette fusion rĂ©ussie entre danse et action ; ce dĂ©fi singulier renforce la cohĂ©sion profonde du spectacle conçu par le chorĂ©graphe (et metteur en scĂšne) Angelin Preljocaj lequel a travaillĂ© lâĂ©loquence des corps qui double sans les parasiter le chant des solistes lesquels jouent aussi le pari dâun opĂ©ra dansĂ©, chorĂ©graphiant avec mesure et justesse airs, duos, trios ; mĂȘme le chĆur est sollicitĂ© offrant {entre autres} dans le sublime tableau du sommeil (acte III), cette injonction collective qui vaut invective car alors que la dĂ©esse CybĂšle avoue son amour Ă Athys endormi, chacun lui rappelle ici quâil ne faut en rien dĂ©cevoir la divinitĂ© qui a choisi dâabandonner lâOlympe pour aimer un mortelâŠ
GRANDS MOTETS par StĂ©phane Fuget / Les ĂPOPĂES – cd CVS Volume 2 : Grands Motets – Ce Volume 2 des Grands Motets complĂšte la rĂ©ussite du premier volume ; il confirme lâexcellence du chef StĂ©phane Fuget Ă lâendroit de Lully dont il rĂ©vĂšle comme aucun avant lui, le sentiment de grandeur et lâhumilitĂ© misĂ©rable du croyant ; la sincĂ©ritĂ© de lâĂ©criture lullyste, sa langue chorale et solistique, surtout son gĂ©nie des Ă©tagements, un sens de la spacialitĂ© entre voix et orchestre (qui prolonge les essais polychoraux des VĂ©nitiens un siĂšcle avant Lully). Le Florentin recueille aussi les derniĂšres innovations des français FormĂ© et Veillot. Dâailleurs le seul fait de dĂ©voiler la maĂźtrise de Lully dans le registre sacrĂ© est dĂ©jĂ acte audacieux tant nous pensions tout connaĂźtre du Florentin, Ă la seule lumiĂšre de sa production lyrique (dĂ©jĂ remarquable). Et pourtant le Surintendant de la musique nâoccupa aucune charge officielle Ă la Chapelle royale. Paru en mars 2022.
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COMPTE-RENDU, opĂ©ra. OpĂ©ra de Nice, e-diffusion du 20 nov 2020. GLASS : Akhnaten. Di Falco, Ciofi⊠Lucinda Childs / Warynski (session enregistrĂ©e in situ le 1er nov 2020). LâOpĂ©ra de Nice multiplie les initiatives et malgrĂ© lâĂ©pidĂ©mie de la covid 19, permet Ă tous de dĂ©couvrir le premier opĂ©ra Ă lâaffiche de sa nouvelle saison lyrique. Une e-diffusion salutaire et exemplaire⊠Danses hypnotiques de Lucinda Childs, gradation harmonique par paliers, vagues extatiques et rĂ©pĂ©titives de Philip Glass, Akhnaten (1984) est un opĂ©ra saisissant, surtout dans cette rĂ©alisation validĂ©e, pilotĂ©e (mise en scĂšne et chorĂ©graphie) par Lucinda Childs, par visio confĂ©rences depuis New York. Les cordes produisant de puissants ostinatos semblent recomposer le temps lui-mĂȘme, soulignant la force dâun drame Ă lâĂ©chelle de lâhistoire. Les crĂ©ations vidĂ©o expriment ce vortex spatial et temporel dont la musique marque les paliers progressifs. Peu dâactions en vĂ©ritĂ©, mais une succession de tableaux souvent statiques qui amplifient la tension ou lâintensitĂ© poĂ©tique des situations.
LIRE aussi notre ANNONCE d’Akhnaten de Philipp Glass Ă l’OpĂ©ra de Nice, Live streaming du 20 nov 2020 : https://www.classiquenews.com/opera-de-nice-akhnaten-de-philip-glass-en-streaming-des-le-20-nov-2020/