lundi 30 juin 2025

CRITIQUE, opéra. BRUXELLES, Théâtre Royal de La Monnaie (du 3 au 25 juin 2025). BIZET : Carmen. E-M. Hubeaux, M. Fabbiano, A-C. Gillet, E. Crossley-Mercer… Dmitri Tcherniakov / Nathalie Stutzmann

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Emmanuel Andrieu
Emmanuel Andrieu
Après des études d’histoire de l’art et d’archéologie à l’université de Montpellier, Emmanuel Andrieu a notamment dirigé la boutique Harmonia Mundi dans cette même ville. Aujourd’hui, il collabore avec différents sites internet consacrés à la musique classique, la danse et l’opéra - mais essentiellement avec ClassiqueNews.com dont il est le rédacteur en chef.

La production de Carmen au Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles (à l’affiche jusqu’au 25 juin 2025) confirme la puissance intemporelle de la partition de Georges Bizet, tout en butant sur une conception scénique de Dmitri Tcherniakov qui déroute par son artifice. Transplantant l’action dans un hôtel des années 1980 transformé en cadre thérapeutique, Tcherniakov fait de Carmen (Ève-Maud Hubeaux) une « thérapeute » et de Don José (Michael Fabiano) un patient dépressif. Ce dispositif de mise en abyme – où les personnages « jouent » leur propre drame – alourdit la narration et prive l’œuvre de sa sauvagerie romantique. Les dialogues réécrits, l’absence de toute référence à l’Espagne et la fin transformée en simulacre (avec meurtre factice célébré au champagne !) diluent la tragédie originelle. Heureusement, cette fable « psychologisante » ne parvient pas à entamer la splendeur musicale déployée sur scène et à la fosse.

 

Dans le rôle-titre, la mezzo franco-suisse Eve-Marie Hubeaux domine le plateau par un charisme animal et une voix envoûtante. Son Habanera fuse avec une liberté provocante, mêlant graves veloutés et aigus percutants. Son timbre nasalisé – parfois forcé dans le registre de poitrine – sert paradoxalement une Carmen distanciée, plus actrice que magicienne, parfaitement adaptée au cadre conceptuel. Sa présence scénique, tantôt joueuse, tantôt farouche, électrise chaque interaction. Face à elle, le ténor étasunien Michael Fabiano livre un Don José déchirant, loin du cliché du brute primaire. Son « La fleur que tu m’avais jetée » est un modèle de nuance dramatique : la voix passe de la fragilité pianissimo à une fureur sonore maîtrisée. Son évolution – du mari dépressif à l’homme consumé par la passion – est rendue avec une vérité psychologique saisissante. L’équilibre entre engagement scénique et intégrité vocale est remarquable.

Transformant l’ingénue en épouse bourgeoise désemparée, la belge Anne-Catherine Gillet réinvente le rôle. Son soprano argenté et précis (notamment dans « Je dis que rien ne m’épouvante ») apporte une lumière émouvante. Le timbre, d’une clarté cristalline, transcende le parti pris scénique pour incarner une humanité bouleversante. Si sa diction est parfois cotonneuse, Edwin Crossley-Mercer assume un Escamillo en « vieux beau » charismatique (costumé en Colonel Sanders !), où l’ironie du personnage-miroir est soulignée. Son « Toréador », moins conquérant qu’inquiétant, prend une résonance funèbre prophétique : une interprétation intelligente dans ce cadre décalé. Louise Foor (Frasquita) et Claire Péron (Mercédès) forment un duo complice, aux timbres parfaitement complémentaires. Foor, surtout, illumine les ensembles par des aigus étincelants. Pierre Doyen (Moralès) et Christian Helmer (Zuniga) offrent des incarnations vocales solides, alliant souplesse et autorité. Le duo des contrebandiers formé par Guillaume Andrieux (Le Dancaïre) et Enguerrand De Hys (Le Remendado) offre un véritable feu d’artifice de complicité et de virtuosité comique ! Leur alchimie sur scène est palpable, apportant la dose parfaite d’humour, de ruse et de rythme endiablé à l’acte II.  Enfin, les Chœurs de La Monnaie (préparés par Emmanuel Trenque) distillent énergie militaire chez les hommes et grâces aériennes chez les femmes. Malgré une direction scénique hyperactive (qui complique la synchronisation !), ils offrent une prestation puissante et nuancée, notamment dans les chœurs d’enfants, délicieusement ironisés.

En fosse, Nathalie Stutzmann, cheffe passionnément analytique, révèle les sortilèges de la partition avec une intelligence dramaturgique rare. Son approche fusionne rythmes incisifs (danseurs endiablés dans les préludes), couleurs chaleureuses (bois enveloppants) et transparence des textures. L’ouverture, traitée avec une tension novatrice (timbres unifiés dans un même plan sonore), annonce une lecture où chaque détail orchestral sert le drame. Sous sa baguette, l’Orchestre Symphonique de La Monnaie atteint un punch mélodique et une précision rythmique étourdissants : les cuivres éclatants, les cordes souples et les percussions minutieuses magnifient l’invention orchestrale de Bizet sans sacrifier sa légèreté.

Malgré un concept scénique intellectuellement alambiqué et émotionnellement aseptisé – où Carmen en thérapeute et José en patient désorientent plus qu’ils n’émeuvent – cette production s’impose par son excellence musicale absolue. Hubeaux et Fabiano forment un couple tragique inoubliable, porté par une direction Stutzmann électrisante et un orchestre-chœur au sommet. À voir d’urgence pour les voix et la fosse, en fermant les yeux sur le décor clinique…

 

 

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CRITIQUE, opéra. BRUXELLES, Théâtre Royal de La Monnaie (du 3 au 25 juin 2025). BIZET : Carmen. E-M. Hubeaux, M. Fabbiano, A-C. Gillet, E. Crossley-Mercer… Dmitri Tcherniakov / Nathalie Stutzmann. Crédit photo (c) Bernd Uhlig

 

 

 

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