ll est des lieux aux énergies uniques et qui marquent durablement le monde des arts et du sensible. Bayreuth est surtout la cité de Wagner, le Walhalla iconique des amoureux des Leitmotiv et des harmonies monumentales. Cependant la jolie ville des Margraves est un véritable décor de carte postale aux façades baroques au cœur des vallons de Franconie. Outre le Festspielhaus wagnérien, Bayreuth est le siège d’une petite merveille : le Théâtre Margravial. Une des très rares salles baroques signée par Galli-Bibiena toujours en usage, ce théâtre a une acoustique parfaite et un décor à couper le souffle. Sous le plafond peint digne du Musée du Louvre et les stucs dorés à la feuille, le spectacle ne s’arrête pas avec la dernière note de musique ou le rideau qui tombe.
Feux de l’amour et du hasard
Désaffecté pendant des décennies et utilisé ça et là pour des concerts et représentations, le Théâtre des Margraves n’a pas connu de une saison régulière d’importance et a figuré comme un lieu de patrimoine muet sous l’abattage de la célébration wagnérienne. Or ce lieu, classé au Patrimoine Mondial de l’UNESCO, a été le cœur de la création de la margravine Wilhelmine de Brandebourg, fille du roi-sergent et sœur préférée du grand Frédéric II de Prusse. Outre des mémoires picantes et spirituels, Wilhelmine nous a laissé une grande production musicale qui est toujours en attente de représentation intégrale.
Grâce à la vision commune de Max-Emmanuel Cencic et de Georg Lang, le théâtre curial de Bayreuth revient à son répertoire dans une énergie renouvelée. Ensemble ils ont créé le Festival Baroque de Bayreuth pour continuer le grand dessein de restitution du répertoire de l’opéra baroque que leur compagnie Parnassus Arts poursuit brillamment depuis des années.
En 2023, outre des récitals et un Orfeo de Monteverdi, la scène margraviale a vu une nouvelle production d’un opéra assez méconnu de Georg Friedrich Haendel : Flavio, rè de’ Longobardi. Créé à Londres en 1723, cet opéra (en principe l’un des plus courts de Haendel) est un savant mélange de situations sarcastiques et des grandes pages du Cid de Corneille. La scène de la confrontation des pères, le célèbre « Rodrigue as-tu du coeur? » et le dilemme de Chimène y sont dans le livret de Flavio. Cet opéra qui précède de deux ans Rodelinda est centré sur son fils, Flavio, ce qui est encore une curiosité dans la production des opéras baroques.
Pour ce troisième centenaire de la création de Flavio, Max-Emmanuel Cencic s’est entouré d’une distribution internationale et de très haute volée. Dans l’équivalent de Rodrigue, Cencic déploie tout son talent musical et dramatique dans le rôle de Guido. Par ailleurs, il conçoit la mise-en-scène avec une touche très baroque qui rappelle à la fois Atys de Jean-Marie Villégier et The Favourite, film primé de Yorgos Lanthimos. Les changements se déroulent à vue du décor unique, qui, tel un panorama, se plie et se déplie pour représenter des salons, des chambres et des belvedères. Malgré l’intérêt dramatique et technique de ces panneaux et des changements de mobilier qui les accompagnent, l’opéra s’est vu allongé d’au moins une heure et demie par des pages instrumentales qui n’ajoutaient rien à l’intrigue. On se pose la question sur l’utilité des rôles muets et notamment un maître de cérémonie qui ponctuait les changements de décor. Les situations, même humoristiques sont souvent exagérées et portées vers l’hystérie. L’oeuvre, malheureusement en souffre par ce manque de subtilité dans les contrastes entre l’intrigue comique et le mélodrame.
Sur le plateau, malgré les contraintes dues à la mise-en-scène, la distribution dans l’ensemble est équilibrée et brillante. Max-Emmanuel Cencic dans le rôle de Guido nous montre encore une fois combien sa tessiture est riche et prompte à l’émotion. On aime à l’entendre à la fois dans la virtuosité des cadences ciselées et les lamenti envoûtants. Dans le rôle titre, Rémy Brès-Feuillet incarne un Flavio excentrique et lubrique. Une sorte de prince débauché du bon plaisir. Outre des qualités vocales exceptionnelles et un timbre riche dans sa complexité, Rémy Brès est inénarrable dans son jeu, une performance à marquer d’une pierre blanche.
Julia Lezhneva est l’Emilia rêvée. Le timbre fruité et agile, l’inventivité inépuisable dans les da capo et des prouesses théâtrales nous ont ravi amplement. Seulement, quelques cadences dont les longueurs nous perdaient parfois dans des variations nous évoquent des réserves, très très légères vu le grand talent de cette interprète idéale pour les rôles de Cuzzoni. Amoureux transi et trahi, Yuriy Minenko nous ravit dans le rôle de Vitige. Si la mise en scène l’a relégué au rôle de petit courtisan/valet de chambre, son interprétation a été mémorable et sans accroc. Le timbre est de toute beauté, les ornements élégants et les cadences d’une grande intelligence musicale et d’un raffinement hors pair. Nous espérons très bientôt l’entendre dans des récitals sur nos scènes françaises.
Sreten Manojlovic a été une révélation lors de la finale du Concours Cesti d’Innsbruck en 2020. Il s’est révélé très vite un des meilleurs chanteurs de sa génération. Dans le rôle néfaste de Lotario, équivalent de Don Gomès, Sreten Manojlovic déploie une tessiture aux graves veloutés mâtinés d’une richesse chromatique dosée avec panache et élégance. Comedien de grand talent, nous avons apprécié son interprétation de bout en bout. La Teodora de feu de Monika Jägerová nous ravit avec une belle diction, des très belles couleurs notamment dans le registre grave. Dommage que son « Che colpa e la mia » soit dans un tempo trop rapide. Seule réserve de la soirée, l’Ugone quelque peu en retrait de Fabio Trümpy.
Assurément la palme absolue revient aux extraordinaires musiciens de Concerto Köln et au chef Benjamin Bayl. Malgré quelques tempi hors de propos ou même hors sujet, la direction de maestro Bayl est équilibrée dans les timbres et les intentions. L’orchestre se donne à cœur joie dans la justesse et une cascade de couleurs déployés à la perfection.
Si la fumée des non-dits annonce le feu des passions, alors ce soir Flavio a incendié la nuit de Bayreuth comme le feu purificateur qui consomma Brünnhilde et son amour. Longue vie à Bayreuth et longue vie au baroque !
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CRITIQUE, opéra. BAYREUTH, Opéra des Margraves, le 7 septembre 2023. HAENDEL : Flavio, Re de’ Longobardi. M. E. Cencic, J. Lezhneva, R. Brès-Feuillet… M. E. Cencic / B. Bayl. Photos (c) Clemens Manser.
VIDEO : « Flavio, Re de’ Loongobardi » de Haendel au Bayreuth Baroque Festival