vendredi 25 avril 2025

CRITIQUE, festival. AIX-EN-PROVENCE, Festival d’Art lyrique d’Aix-en-Provence (Grand-Théâtre de Provence), le 12 juillet 2024. DEBUSSY : Pelléas et Mélisande. Chiara Skerath, Huw Montague Rendall, Laurent Naouri… Orchestre de l’Opéra National de Lyon / Katie Mitchell / Susanna Mälkki.

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Guillaume Berthon
Guillaume Berthon
Enseignant-chercheur en littérature, Guillaume Berthon est aussi un insatiable mélomane. Les billets qu'il écrit pour ClassiqueNews.com n'ont pas d'autre prétention que celle de partager son goût pour la musique, l'interprétation et les interprètes, en toute subjectivité.

Dans le Pelléas et Mélisande freudien de Katie Mitchell (et Martin Crimp), on piétine les tables des dîners de famille, les armoires sont des seuils et les personnages tiennent des passe-murailles. Si le spectateur ne sait jamais bien à quoi s’en tenir, c’est que Mélisande rêve. Le prologue scénique (allongé dans cette reprise), dans lequel l’héroïne en robe de mariée pénètre affolée dans sa chambre pour effectuer un test de grossesse, avant de s’effondrer sur son lit, l’indique de manière frappante et crue. Si l’idée n’est pas neuve, elle est particulièrement appropriée pour aborder le monde ténébreux de Maurice Maeterlinck, dont la metteuse en scène accentue la dimension d’enfermement. Le huis clos est sans échappatoire : les personnages se débattent dans des boîtes à l’air vicié, où la nature ne pénètre que par effraction, par une sorte de poussée souterraine. L’escalier en hélice, qui évoque aussi bien celui du Philosophe de Rembrandt que les architectures pétrifiées de Piranèse, ne les mène nulle part ailleurs que dans les enroulements tortueux de leur psyché. Sans doute y a-t-il quelque chose d’étouffant à pareille proposition, qui évacue les moments de respiration que le livret et la musique ménagent – d’où peut-être la moindre réussite de certains de ces tableaux, notamment ceux des jardins et de la fontaine, où l’on ne sent guère l’air de la mer ni les embruns.

 

 

Et pourtant, huit ans après la création du spectacle à Aix, on admire toujours la beauté foisonnante de ces tableaux alla Bergman, superbement éclairés, leur mobilité incessante et troublante, l’habileté dramaturgique qui permet de délaisser la logique et la cohérence narrative au profit de l’exploration des fantasmes. Le dédoublement de Mélisande replace ses désirs et ses souffrances au cœur de l’action ; le choix d’une comédienne métis (Olivia N’Ganga) pour incarner le double de Julia Bullock perd une partie de sa force de miroir en raison du remplacement tardif de la chanteuse par Chiara Skerath ; mais il enveloppe paradoxalement d’un voile supplémentaire le rêve étrange de la jeune femme.

La mise en scène repose sur un équilibre toujours vacillant entre symbolisme et réalisme : elle joue des nombreux symboles du texte, traités comme tels et omniprésents (les fleurs, les mains refusées, les aveugles…) et sur le réel violent que les symboles dissimulent (sexualité, domination, emprisonnement). La version revue penche plus que naguère du deuxième côté, introduisant une sexualité explicite dès que les personnages se rapprochent et que la musique se fait spasmes. À mes yeux, Pelléas a besoin de plus de verres dépolis – ou de parois d’ivoire, comme la porte à travers laquelle se jouent les rêves trompeurs de l’Odyssée ou des premières lignes d’Aurelia de Nerval (lignes qui pourraient presque servir d’argument à la production). Si la mise en scène convainc en dépit de ces quelques réserves, c’est aussi et surtout parce qu’elle est soutenue par une direction d’acteurs raffinée, pleinement investie par les chanteurs réunis, grâce auxquels les moments chorégraphiques ou cinématographiques imaginés ne versent jamais dans le ridicule. Le trio tragique est notamment d’une remarquable intensité.

Déjà présent à la création du spectacle, et promenant son Golaud sur toutes les grandes scènes depuis plus de vingt ans, Laurent Naouri compense largement l’usure (relative) des moyens par un art souverain du geste et de la voix, qui lui permet d’atteindre une expressivité maximale. N’abusant jamais de l’autorité naturelle qui est la sienne, il sait aussi bien incarner la violence du personnage que sa vulnérabilité. Son dernier acte bouleverse, encore et toujours. En Mélisande, Chiara Skerath assume la difficile tâche de succéder à Barbara Hannigan, qui avait pleinement collaboré au travail scénique de Katie Mitchell. Sans chercher à imiter sa consœur, la soprano s’empare du rôle avec un timbre plus corsé et une diction d’un grand naturel. Sa présence, peut-être moins magnétique, m’a paru aussi plus incarnée ; moins « oiseau qui n’est pas d’ici », certes, mais épousant parfaitement le parti pris de la production, qui consiste faire passer Mélisande d’objet à sujet. Son engagement contraste pleinement avec le Pelléas de Huw Montague Rendall. Dans cette production, le personnage paraît vouloir rompre avec le comportement dominateur de la famille royale d’Allemonde. D’où un homme qui semble avoir peur de lui-même. Au reste, la mise en scène lui laisse moins d’initiative et met quelque peu sa sensualité sous le boisseau. Mais que de sensualité, en revanche, dans le timbre rayonnant du baryton britannique, doté de surcroît d’une diction française « plus fraîche et plus franche que l’eau ». En dépit de son air d’homme égaré dans une histoire qui n’est pas la sienne, son Pelléas est poignant. Luxe exquis que la présence de Lucile Richardot en Geneviève : la chanteuse donne l’impression d’être la grande sœur de Mélisande plutôt que mère de Golaud – de même qu’Arkel dira à propos de Mélisande, juste avant le rideau final : « Elle est là comme si elle était la grande sœur de son enfant… » Ni poseuse, ni empesée, sa lecture de la lettre étreint. D’Arkel, Vincent Le Texier trouve la noblesse un peu hiératique et amidonnée. L’acteur est toujours juste. Au terme d’une longue carrière, la fatigue de la voix se mue en l’expression d’une lassitude devant la répétition, génération après génération, des mêmes erreurs – auxquelles le vieillard succombe à son tour. Emma Fekete, enfin, incarne un Yniold au féminin, avec une diction une fois de plus parfaite, et un chant élancé et juvénile.

Sans doute l’unité et la tenue de cette reprise sont-elles aussi redevables à la direction de Susanna Mälkki, qui semble s’être mise à l’écoute des chanteurs et de la mise en scène, sans tirer la couverture à elle. Magnifiquement défendu par les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra National de Lyon, le début est d’une lenteur envoûtante et capiteuse, comme engourdi, plein de brumes et de grondements sourds, accompagnant parfaitement le rêve de Mélisande qui commence. Il ne s’agit pas d’une direction assoupie pour autant, le lyrisme éclatant quand il faut, comme la violence, qui vient « vous frapper au visage » dans la (toujours insoutenable) scène de voyeurisme avec Yniold. Une interprétation vénéneuse, en somme, comme engendrée sous une serre tropicale, et où l’on sent « l’odeur de mort qui monte ».

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CRITIQUE, opéra. AIX-EN-PROVENCE, Grand théâtre de Provence : les 6, 9, 12, 15 et 17 juillet 2024. DEBUSSY : Pelléas et Mélisande. Chiara Skerath, Huw Montague Rendall, Laurent Naouri, Lucile Richardot, Vincent Le Texier, Emma Fekete… Katie Mitchell / Susanna Mälkki. Photos (c) Jean-Louis Fernandez.

 

VIDEO : « Pelléas et Mélisande » de Debussy selon Katie Mitchell au Festival d’Aix-en-Provence (2016)

 

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