Au printemps 2020, en pleine pandémie, la violoniste Liya Petrova créé un festival sous une forme qui s’est alors vite répandue : les concerts « en ligne ». Né du désir de jouer entre amis-interprètes, jusqu’alors presque impossible compte tenu du calendrier de chacun menant une carrière dense, la « Musikfest Parisienne » fête cette année sa Cinquième édition. Trois jours de festivité durant laquelle on peut écouter, dans une proximité proche du salon particulier, des jeunes mais déjà grands musiciens internationaux.
Le troisième et dernier jour du festival, le 15 mars, est (presque) entièrement consacré à l’instrument roi : le piano. Avec une quinzaine de minutes de retard dû à la gestion de la salle, Adam Laloum apparaît sur scène, timidement comme à l’accoutumée. Mais sur son visage se lit une assurance de trouver des silhouettes qui lui sont connus. Au programme : la Romance n° 2 et Novelette n° 8 de Robert Schumann, l’un de ses compositeurs de prédilection. La justesse de ses phrasés toujours élégants et la continuité rythmique sous ses doigts, notamment avec des notes pointées si caractéristiques du compositeur, convainquent pleinement les mélomanes les plus exigeants. Mais il fait ce soir-là un miracle, certainement aidé par l’écrin intimiste conçu par Auguste Perret : des notes longues continuent de sonner sans diminution de volume, comme un instrument à cordes ! Si ce n’est qu’une illusion (car cela est physiquement impossible selon la mécanique du piano), sa musicalité invite si bien l’auditoire dans son écoute intérieure que l’oreille de celui-ci réalise inconsciemment la « reproduction » de cette écoute.
Ensuite, Pavel Kolesnikov et Samson Tzoy livrent une interprétation prodigieuse du Sacre du printemps d’Igor Stravinsky, dans la réduction pour piano à quatre mains. L’exécution en est loin d’être facile, à cause des nombreux croisements de bras et de doigts qui viennent contraindre les expressions indiquées par le compositeur. Autrefois, Fazil Say a créé des événements, en donnant cette œuvre en concert avec une partie enregistrée par lui-même sur laquelle il jouait l’autre partie en direct ; son interprétation, une véritable performance enthousiasmante, était quelque part « soulagée » de ces contraintes techniques inconfortables à deux, pour la rendre plus « abordable » au point de vue de l’interprète. Mais ce soir, les deux pianistes livrent un véritable exploit. Leur implication mutuelle est tout simplement incroyable, dans une concentration certes tendue mais avec juste ce qui est nécessaire pour mieux inclure tous les éléments de cette musique qui continue à être exceptionnellement moderne plus de 100 ans après sa création. La variation infinie des sonorités qu’ils proposent ne semble aucunement une imitation des instruments d’orchestre, mais sont éminemment pianistiques. Ainsi, ils explorent au maximum les effets spécifiques générés par le clavier : glissando, trémolo, accord, ornement… Ce fut aussi l’occasion de découvrir Samson Tzoy, pianiste kazakh né en 1988, formé au Conservatoire de Moscou et au Royal College of Music de Londres. Nous attendons vivement les prochaines apparitions en France de ce formidable artiste.
Après l’entracte, Franz Schubert est à l’honneur avec Lise Berthaud en compagnie d’Adam Laloum. La célèbre Sonate arpeggione, instrument qui n’a vécu qu’une dizaine d’années, est ce soir jouée à l’alto et non au violoncelle habituel. L’ampleur du son, doublé d’une vraie profondeur, crée une résonance riche en harmonique, autrement tendre ou alerte que le violoncelle. Lise Berthaud fait chanter avec grâce les courbes mélodiques de Schubert, sans oublier de rendre la partition beaucoup plus sombre selon les moments. Laloum déploie avec bonheur son talent incontesté de chambriste, le duo dégage ainsi une fraîcheur délicate avec une touche de beauté à la fois éphémère et éternelle, propre à a musique du compositeur viennois.
Pour conclure le festival, Alexandre Kantorow annonce d’abord un changement de programme. Il déclare, dans un ton d’humour amical, qu’il peut librement changer de pièce en l’absence de Liya Petrova, la directrice artistique, malgré son droit de regard. Mais ce changement est accueilli plus que volontiers, car il propose la Rhapsodie de Béla Bartók. Le premier opus pour piano du compositeur hongrois est suprêmement virtuose — c’est le thème de cette édition —, introduisant des éléments du folklore hongrois et roumain dans un style lisztien. L’éblouissant jeu de Kantorow, ici étincelant, là grave, ou là encore tragique, est incontestablement l’un des sommets de l’art du piano de notre temps. La solidité dans la construction de cette pièce quelque peu décousue montre, comment instinctivement, il saisit la musique et comment il rend immédiatement ce qu’il a saisit par le son. L’auditoire exprime son entière satisfaction par un tonnerre d’applaudissements, mais tout de suite après, devient intrigué en voyant l’installation d’un pupitre. Le pianiste entre alors avec Liya Petrova, en s’exclamant « Je ne savais vraiment pas qu’elle viendrait ! ». En effet, elle a accouru pour pouvoir jouer au moins une petite pièce en ce dernier jour de « son » festival, dans une ambiance définitivement amicale.
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CRITIQUE, festival. Paris, Salle Cortot, le 15 mars 2024. La Musikfest Parisienne : SCHUMANN / STRAVINSKY / SCHUBERT / BARTOK. Liya Petrova, Adam Laloum, Alexandre Kantorow… Photos (c) Lewis Joly.
AUDIO : Alexandre Kantorow interprète la Rhapsodie Op. 1 Sz. 26 de Béla Bartok