vendredi 21 mars 2025

CRITIQUE, festival. AIX-EN-PROVENCE, Théâtre du Jeu de Paume, le 20 juillet 2024. MONTEVERDI : Il Ritorno d’Ulisse in patria. J. Brancy, D. Johnny, M. Flores, A. Rosen, P. A. Bénos-Djian, P. Nekoranec… Cappella Mediterranea / Pierre Audi / Leonardo García Alarcón.

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Guillaume Berthon
Guillaume Berthon
Enseignant-chercheur en littérature, Guillaume Berthon est aussi un insatiable mélomane. Les billets qu'il écrit pour ClassiqueNews.com n'ont pas d'autre prétention que celle de partager son goût pour la musique, l'interprétation et les interprètes, en toute subjectivité.

 

En 1990, alors qu’il dirige l’opéra d’Amsterdam depuis deux ans, Pierre Audi travaille pour la première fois lui-même à une mise en scène : il s’agit du Retour d’Ulysse en sa patrie. 34 ans plus tard, désormais à la tête du Festival d’Aix-en-Provence, il décide de remettre l’œuvre sur le métier afin de compléter la trilogie Monteverdi commencée par Leonardo García Alarcón avec sa Cappella Mediterranea. Je n’ai pas pu voir la mise en scène de 1990, dont il existe un DVD (une reprise plus tardive, publiée chez Opus Arte), mais les images et les courts extraits que l’on peut trouver sur la toile laissent penser que le metteur en scène a repris son travail à zéro. Et pourtant l’esthétique générale du spectacle, à laquelle a également œuvré Urs Schönebaum, rappelle celle des dernières décennies du XXe siècle, avec ses symétries et ses formes simples (le triangle d’ombre au beau milieu de la scène, dessiné par les lumières jouant avec les deux vastes parois qui servent de tout décor), ses couleurs froides et métalliques, ses costumes stylisés à mi-chemin entre une Antiquité rêvée et la Guerre des étoiles, et l’usage d’un long néon blafard pour symboliser l’intervention des dieux dans l’intrigue – sans parler d’une étrange feuille d’aluminium froissée en suspension. Cette scénographie, dont la réussite visuelle est parfois discutable, malgré quelques beaux tableaux (les corps enchevêtrés du prologue, les prétendants disposés en triangle (eux aussi !) autour de l’objet de leur convoitise…), est toutefois habitée par une direction d’acteurs clairvoyante, qui sait faire palpiter la chair et sourdre les émotions.

 

 

J’ai donc vite oublié la relative froideur de cette vision pour me concentrer sur le drame, animé par une enthousiasmante distribution. Le sang coule en effet à vive allure dans les veines des personnages pleinement incarnés par des chanteurs et des chanteuses d’une radieuse jeunesse, et qui savent pourtant éviter l’écueil de l’inexpérience. La famille royale d’Ithaque est merveilleusement appariée. Première à entrer en scène, Deepa Johnny chante les douleurs de Pénélope (« Di misera Regina ») d’une voix aussi moirée que sa robe, homogène et superbement timbrée, doublée d’un port de reine. Elle traverse la totalité de l’opéra de sa silhouette tragique et noble sans jamais perdre de vue la beauté d’un chant blessé, jusqu’au soulagement final, d’autant plus émouvant qu’il est retardé. Son Ulysse, John Brancy, est tout aussi magnétique, et ce dès son monologue « Dormo ancora, o son desto ? », à mes oreilles l’un des sommets poétiques de l’œuvre, qui met directement dans le mille. Malgré sa jeunesse, il se dégage de lui une autorité naturelle, à la fois physique et vocale, et parfois même quelque chose d’animal, qui sied bien au personnage ballotté par les flots et les dieux, bête traquée désespérant d’aborder jamais sur l’île. Télémaque (Anthony León) apparaît comme le digne fils de son père, plein d’une fougue encore juvénile et déjà plein de promesses. Du côté des dieux, on semble descendre directement de l’Olympe. La Minerve de Marianna Flores (qui chante aussi Amore) darde sa voix tranchante comme si c’était l’un des foudres de son père Zeus. Ne cherchant pas la beauté mais l’autorité de l’impérieuse déesse, elle a presque quelque chose de surhumain dans sa façon de chanter la musique extrêmement virtuose composée par Monterverdi pour ce rôle (« Fiamma è l’ira »). Alex Rosen campe quant à lui dès le prologue une effrayante allégorie du Temps, écrasant de son poids la Fragilité humaine, avant d’incarner un Neptune tout aussi menaçant à l’égard d’Ulysse : voix de bronze, présence souveraine.

 

 

À l’opposé de l’échelle sociale, les personnages « bas » sont adéquatement interprétés. Mark Milhofer est un Eumete d’une touchante humanité, tandis que Marcel Beekman dessine un Iro proprement shakespearien (dont le metteur en scène sait tirer l’effet maximal) : excessif, souvent ridicule, parfois inquiétant. Giuseppina Bridelli (Melanto) et Joel Williams (Eurimaco) forment également un couple attachant, même si le timbre voluptueux du ténor incarne mieux l’hédonisme des deux amants. Les trois prétendants rivalisent de séduction physique et vocale. Alex Rosen, déjà évoqué, est l’un d’entre eux, toujours impérial. Paul-Antoine Bénos-Djian, qui prêtait déjà son expressivité intense et sa voix vibrante (avec des attaques parfois imprécises) à la Fragilité humaine, est un Anfinomo enjôleur. Le trio est complété par le Pisandro tout en muscles et d’une santé vocale débordante de Petr Nekoranec.

La vie intense qui coule du plateau est aussi l’œuvre de Leonardo García Alarcón et des seize musiciens de sa Cappella Mediterranea. Je suis incompétent pour commenter les choix musicologiques et la rigueur du travail de réinvention d’une partition conservée réduite peu ou prou à la notation des lignes vocales et de la basse. Mais dans l’écrin idéal du Théâtre du Jeu de Paume, les choix faits par le chef et ses assistants sonnent merveilleusement : la musique y est chamarrée, diaprée de couleurs vives et variées. L’utilisation de trois trombones et de deux cornets à bouquin participe de cette image sonore chatoyante, notamment dans les superbes ritournelles orchestrales. Les trombones servent aussi à évoquer l’autre monde, l’Olympe, avec des effets quasi wagnériens à l’entrée de Neptune et Jupiter. Les musiciens savent aussi bien exprimer la douleur infinie de Pénélope par un dénuement tragique (deux violes de gambe et une contrebasse, râpeuses et obstinées, résonnent au moment où commence son histoire), comme l’exaltation d’Ulysse apprenant qu’il va retrouver Télémarque (« O fortunato Ulisse »). Que de beautés dans le ciel d’Ithaque ce soir-là !

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CRITIQUE, festival. AIX-EN-PROVENCE, Théâtre du Jeu de Paume, le 20 juillet 2024. MONTEVERDI : Il Ritorno d’Ulisse in patria. J. Brancy, D. Johnny, M. Flores, A. Rosen, P. A. Bénos-Djian, P. Nekoranec… Cappella Mediterranea / Pierre Audi / Leonardo García Alarcón. Photos (c) Ruth Walz.

 

VIDEO : « Prélude » au « Retour d’Ulysse dans sa patrie » de Monteverdi selon Pierre Audi au Festival d’Aix-en-Provence

 

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