Formé depuis leur rencontre à la Batsheva Dance Company de Tel Aviv, le duo Bobbi Jene Smith et Or Schraiber offre une régénération rafraîchissante et expressionniste dans le paysage de la danse contemporaine. Régénération critique qui a l’intelligence de repousser les corps et le langage physique au delà de l’original décoratif, vers un questionnement riche de doutes et de nouvelles perspectives, entre esthétisme et barbarie.
Bobbi Jene Smith et Or Schraiber
offrent leur première création à Garnier :
Une fosse exutoire
révélatrice des barbaries actuelles
Leur spectacle présenté au Palais Garnier a la séduction salvatrice d’une irrévérence d’autant mieux assumée qu’elle se déroule dans un temple de la bourgeoisie officielle et conforme. A la façon d’une plongée psychanalytique, Bobbi et Or ont conçu une immersion (« pit » / fosse) souterraine comme une œuvre au noir, où le corps collectif, libéré de toute contrainte, exulte en frénésie contrôlée, d’abord sur la musique planante, inquiétante de Celeste Oram ; puis surtout dans la lueur miroitante du Concerto pour violon de Sibelius dont la fascinante élégie semble avoir profondément marqué Bobbi. Le violoniste est sur scène et devient l’acteur et le guide d’une interrogation étrange, ritualisée qui tourne en rond, en un geste de l’enfermement, comme désespéré. D’autant plus statique qu’il dialogue un moment avec la matrice sonore, grondante du même Oram… Dans cette constellation instrumentale et chorégraphique qui se déploie comme suspendue, les silhouettes du corps de ballet de l’Opéra de Paris, apportent une touche d’élégance et de précision athlétique, totalement frenchy, c’est à dire classieuse. Voilà évidemment qui interpelle sur le sens de la danse et le langage des corps ainsi libérés, interrogés ; sur la musique de Sibelius aussi, dont la matière musicale en fusion ressort grandie, au diapason d’un compositeur génial : le plus grand en Europe, avec, dans la première moitié du XXè, Strauss et Mahler, Debussy et Ravel. Rien de moins.
Le Concerto offre par son finale la libération attendue ; une frénésie tribale, cathartique (et érotique) avant de s’épuiser et mourir. Les danseurs restent constamment ouverts aux tensions du monde sans chercher à les contenir : ils révèlent l’incessante lutte barbare qui sommeille en nous, qui modèle et qui ruine chaque histoire humaine. De la tristesse à l’espoir; du sombre refoulé à la lumière d’une révélation. Pit c’est la fosse où les mouvements naturels explosent et décantent. « Un amalgame de connexions étranges », « des dissonances qui finissent en osmose » selon le chorégraphe, qui observe et transcrit les oppositions et contradictions de notre monde actuel. La danse comme exutoire on connaissait évidemment. Ici dans les bas fonds d’une humanité en quête de sens. Entre le dyonisiaque et le contrôle appolinien, la troupe réalise un sans faute, démontrant le cycle civilisationnel à la fois barbare et envoûtant : il faut tuer les idoles et casser les codes pour renaître, et réinventer toujours. Pit comme un miroir, nous renvoie à nous même, dans un esthétisme noir et sauvage.
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CRITIQUE, danse. PARIS, Opéra Garnier, le 30 mars 23. Pit (création). Musique : Concerto pour violon de Jean Sibelius (1865-1957). Musique de Celeste Oram (1990). Violon : Petteri Iivonen. Chorégraphie : Bobbi Jene Smith, Or Schraiber. Décors : Christian Friedländer. Costumes : design Alaïa par Pieter Mulier. Lumières : John Torres. Dramaturgie : Jonathan Fredickson. Orchestre de l’Opéra national de Paris. Direction musicale : Joana Carneiro. Ballet de l’Opéra national de Paris. © Yonathan Kellerman / Opéra national de Paris
Plus d’infos (coulisses, media, reportage photos…)sur le site de l’Opéra de Paris : https://www.operadeparis.fr/saison-22-23/ballet/bobbi-jene-smith