A nouveau, l’Opéra de Lyon invite à une somptueuse soirée de danse contemporaine. A la fois zen mais aussi très complexe voire traversée par l’innovation technologique, l’écriture chorégraphique de Merce Cunningham (né en 1919) continue d’envoûter, par son épure et son essence onirique, malgré sa disparition en 2009. Sa pensée redéfinit constamment le sens du geste et son déploiement en réinventant son rapport à l’espace et au temps. L’impression d’un work in progress, d’un mouvement qui se crée au moment où il est représenté, la part d’improvisation, l’illusion très habile d’un jeu aléatoire… sont renforcées avec la contribution de son complice John Cage, compositeur inclassable et critique qui aiguise la réflexion et la fusion des disciplines : musique et danse, mais aussi arts plastiques (et même cinéma) car l’univers de Cunningham est une sorte de fabrique expérimentale aux carrefours des arts, qui cependant ne perd jamais son ancrage dans l’esthétique.
Avec le champion de l’abstraction américaine, la danse se fait miroitement du sensible : l’esprit comme les sens du spectateur accompagne chaque danseur, et chaque tableau dansé. Comme les musiques emprunte à l’ordinateur des séries nouvelles de notes et de rythmes, le langage de Cunningham invente des enchaînements inédits (ses fameuses jointures, liaisons, articulations qui indiquent au danseur, de nouvelles directions, un rapport régénéré à l’espace : c’est évidement l’enjeu de cette série présentée par le Ballet de l’Opéra de Lyon.
Merce Cunningham à l’Opéra de Lyon, la fabrique sensuelle et abstraite
En particulier les deux pièces qui semblent aussi pensées et construites qu’improvisées et fruits d’une démarche où le hasard prévaut. Beach Birds de 1991, où un certain hiératisme collectif invite à la méditation (d’autant plus sur la musique de Cage qui emploie des bâtons de pluie) ; avec BIPED de 1999, plus « spectaculaire ». Hommage à James Joyce et son vertige labyrinthique, (1991 marquait les 50 ans de la mort de l’écrivain) les corps dansant de Beach Birds entendent exprimer le mouvement du temps à travers une nuée d’oiseaux dont chaque phrasé individuel exprime l’envol collectif, porté par le souffle des éléments.
BIPED (entrée au répertoire) est marqué par une multiplicité de micro énergies, tout aussi fluides, aboutissement de l’exploration du logiciel de génération de mouvement Life Form. Sur la musique de Gavin Bryars, souple et entêtante, Cunningham explore, expérimente, réinvente aussi au diapason d’une intelligence nouvelle qui lui inspire une dynamique chorégraphique inédite. De cette ascèse et cette discipline imposée par l’informatique, le chorégraphe déduit une autre volupté active, qui fusionne ici avec une constellation de formes géantes et organiques, projetées, en dialogue avec les corps sur scène. Ce jeu épars, faussement dilué, construit en réalité une nouvelle architecture en mouvement, dans une nouvelle réalité à plusieurs dimensions, qui exacerbe les sensations (autant du spectateur que du danseur). De quoi réaliser ce qui définit l’art même de Merce : un jeu miroitant entre sensualité et construction mentale.
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CRITIQUE, danse. LYON, Opéra de Lyon (du 16 au 21 avril 2024). MERCE CUNNINGHAM : Beach Birds & Biped. Ballet de l’Opéra National de Lyon.
VIDEO : Beach Birds par Merce Cunningham