Depuis 1990, et donc pour sa 34ème édition, Thierry Malandain et son festival « Le Temps d’aimer la danse » rythment l’agenda culturel de la ville de Biarritz, et ses alentours, comme c’est le cas ce soir avec ce spectacle « décentralisé » au Théâtre de Bayonne, une pièce chorégraphique (autour des « Nuits d’été » de Berlioz) signée par Christophe Garcia (directeur du CCN d’Angers), qui relève d’une performance impressionnante fusionnant spectaculaire, prises de risques et poésie. La musique du grand Hector est jouée en direct par une petite dizaine de musiciens, placés sur scène en se mélangeant parfois aux danseurs, accompagnée par la mezzo française Anna Reinhold (tous étant sonorisés…), pour « performer » les 6 chants qui constituent Les Nuits d’été, colonne vertébrale de la soirée.
La soirée débute par une image forte : cinq cadavres enveloppés dans des linceuls de bure sont d’abord suspendus au-dessus de la scène puis, donnant le coup d’envoi du spectacle, tombent à grand bruit en s’écrasant sur le plateau au milieu des danseurs… avant d’être portés par eux, avec respect, presque avec tendresse. L’un des danseurs (tandis que les quatre autres sont sortis précautionneusement du plateau…) se déshabille, jusqu’à être nu, et s’allonge sur l’un d’eux : sommeil éternel, compassion, attention fraternelle ou idée de renaissance ? Le geste est en tout cas intense et bouleversant.
Les « nuits » amoureuses
de Christophe Garcia
C’est une relecture créative qui s’impose à nous, la musique de Berlioz étant même prolongée, réinvestie par la musique « électro » additionnelle de Laurier Rajotte (pour la 7ème séquence, sur le thème de l’adieu…). Des six poèmes mis en musique par Berlioz, le chorégraphe Christophe Garcia semble déduire une énergie passionnelle aussi indicible qu’irrésistible, suscitant mouvements et même transe du corps de ballet, chaque individualité et tout le groupe collectivement exprimant, comme par ricochets, les vagues successives d’un tremblement de terre émotionnel.
Le travail de Christophe Garcia soigne en particulier la fluidité des corps entre eux, afin de créer une mobilité collective qui semble naturelle. La chorégraphie ainsi affinée (car le spectacle a déjà tourné depuis sa création à l’automne 2023 à Avignon), déploie une subtile et enivrante carte du tendre, nouvelle géographie mouvante qui recompose au diapason des silhouettes agencées, tout le nuancier des sentiments amoureux dérivant de l’imagerie sentimentaliste de l’époque romantique. Dans la 6ème mélodie de Berlioz, « L’île inconnue », l’auteur invite à un voyage vers un territoire imaginaire dont la présence poétique s’incarne ici. Christophe Garcia nous en offre une idée aussi visuelle que sensuelle ; très inspiré par la lyre amoureuse, le chorégraphe nous propose de parcourir et de vivre les paysages de ce monde où; fidèle à l’autre, on aime toujours… C’est pourtant moins la concrétisation de cette harmonie bienheureuse que l’expression plus violente d’un groupe confrontée à sa dure réalité, que le ballet dévoile peu à peu. L’épaisseur et la puissance d’un dévoilement qui bouleversent les corps enivrés et éprouvés.
La chorégraphie souligne en définitive les enjeux d’une expérience ultime, comme si les 7 danseurs résumaient la situation du monde : s’aimer avant l’effondrement global. Ce défi collectif réalise une fusion générale idéale grâce à l’étroite connivence entre les deux compagnies réunies pour ce projet : 5 danseurs issus du Ballet de l’Opéra Grand Avignon et 2 autres provenant de la troupe angevine du chorégraphe (« Compagnie La Parenthèse ») s’imbriquent littéralement avec les musiciens sur le plateau, au point de faire « meute » sur les planches. Soit l’image d’une humanité fraternelle recomposée, apte à résister et exprimer comme une communauté vivante, palpitante… furieusement amoureuse et réunifiée. Dans ce sens, c’est un (dernier) moment fort que de voir les instrumentistes délaissant leurs instruments pour « entrer dans la danse »… dans une course folle. Là où poésie et danse, musique et chant, s’unissent en un seul corps !
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CRITIQUE, danse. Festival « Le Temps d’aimer la danse », Théâtre de Bayonne, le 11 septembre 2024. « Les Nuits d’été » par le Ballet de l’Opéra Grand Avignon & la Compagnie « La Parenthèse », Christophe Garcia (chorégraphe). Photos (c) J.C. Verchère.