Avec Das Paradies und die Peri, Robert Schumann signait en 1843 un oratorio profane, tout à la fois fresque mystique et épopée de la rédemption. Ce n’est pas une œuvre de ferveur liturgique, mais un poème sonore qui puise dans l’imaginaire oriental de Thomas Moore pour ciseler une méditation sur la grâce, le sacrifice et la pureté conquise par l’effort, la constance et le dépassement. Cette même quête qui a marqué depuis longtemps les héroïnes et héros des opéras baroques, le sempiternel : « Vincer se stesso« . Le choix de Jordi Savall d’exhumer cette perle du romantisme allemand, avec ses complexités harmoniques et ses strates symboliques, relève moins de la relecture que de la transfiguration. Il ne s’agit pas ici de ressusciter une partition, mais de l’éclairer d’un feu nouveau — celui d’une écoute régénérée, incarnée, presque visionnaire.
Dès les premières mesures, l’on pressent le dessein de Savall : faire respirer l’œuvre depuis l’intérieur, en révéler les moires expressives, caresser ses élans, sans jamais les brusquer. Il y a chez lui cette manière unique de sculpter le silence autour de la note, de donner à chaque accent, chaque nuance, la densité d’un mot chuchoté dans l’intimité d’un monde qui rêve. Sous sa direction, le Concert des Nations, admirablement fusionné avec la Capella Nacional de Catalunya, devient un organisme sensible, un chœur instrumental habité, éminemment plastique.
Le velouté des cordes, les couleurs des vents, toujours finement ciselés, déploient une aura sonore qui rappelle l’orchestre schumannien dans ce qu’il a de plus introspectif. L’orchestre ne soutient pas la voix, il la devance, l’enveloppe, la provoque même dans ses inflexions les plus intimes. L’osmose est quasi-totale dans les grandes scènes d’ensemble où le chœur, magnifiquement articulé, chante moins un texte qu’un idéal. Le seul reproche que l’on pourrait faire est l’équilibre entre l’orchestre et les voix solistes. Jordi Savall, dans son enthousiasme, fait de l’orchestre un monstre qui avale parfois les voix vibrantes des solistes et c’est bien dommage.
Et quelles voix ! Lina Johnson incarne la Péri avec une noblesse incandescente : jamais sirupeuse, toujours sur le fil de la lumière, elle confère à son rôle un mysticisme bouleversant. Elle ne séduit pas, elle élève. Cette sublime soprano norvégienne nous avait déjà émerveillés dans la première mondiale de l’Arsace d’Orlandini à Trondheim. À ses côtés, le ténor Kieran Carrel (le narrateur), d’une clarté quasi céleste, scande l’épopée avec la ferveur d’un prophète revenu d’un rêve. Les autres solistes, d’une justesse irréprochable, contribuent à cette fresque chamarrée avec une discrétion fervente. Nous saluons tout particulièrement la basse veloutée et sophistiquée de Nicolas Brooymans, dont son Gazna est hiératique et voluptueux à la fois.
Mais au-delà de la réussite formelle, ce concert aura surtout été un moment de grâce par sa capacité à faire de Das Paradies und die Peri non pas une rareté romantique dépoussiérée, mais une parabole atemporelle. Savall, comme toujours, transcende les siècles et les esthétiques. Il lit entre les notes ce que les autres se contentent de jouer. Il insuffle à l’œuvre un souffle premier, archaïque, presque sacré. Sa direction, à la fois humble et prophétique, nous rappelle que la musique, quand elle touche à l’essentiel, est toujours une prière, une supplique primordiale même sans Dieu.
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CRITIQUE, concert, PHILHARMONIE DE PARIS, 12 MAI 2025. SCHUMANN : Das Paradies und die Peri. L. Johnson, K. Carrel, M.B. Kielland, N. Brooymans… Concert des Nations, Capella Nacional de Catalunya, Jordi Savall (direction)