Pure héritière de l’école russe de piano, Viktoria Postnikova a donné un récital mémorable au Théâtre des Champs-Elysées. À 80 ans, elle livre une interprétation hautement inspirée et incroyablement fraîche des deux grands cycles, Les Saisons de Tchaïkovski et Les Tableaux d’une exposition de Moussorgski.
Née en 1944, la pianiste Viktoria Postnikova n’avait que 7 ans quand elle donne son premier concert avec orchestre. D’abord élève à la célèbre Ecole centrale de musique de Moscou pour les surdoués, puis admise au très sélectif Conservatoire de Moscou en 1962, elle commence sa carrière sous l’Union Soviétique, et est devenue une pierre angulaire de l’histoire du piano en Russie. Après des prix obtenus à des grands concours (Varsovie et Leeds en 1965, Vianna da Motta à Lisbonne en 1966), elle remporte le 3ème prix au concours Tchaïkovski en 1970, qui lance véritablement sa carrière internationale. Côté enregistrements, elle laisse des références : intégrale des Concertos de Prokofiev avec le chef d’orchestre et son époux Guennadi Rojdestvenski, trois Concertos de Tchaïkovski, intégrale des œuvres pour piano de Moussorgski… Le public parisien a retrouvé cette pianiste trop rare en France (le dernier récital dans la capitale remonte en mars 2022, à la Salle Cortot, dans le cadre des Nuits du piano), le 16 janvier dernier au Théâtre des Champs-Elysées. Deux cycles emblématiques de la littérature pianistique – Les Saisons de Tchaïkovski et Les Tableaux d’une exposition de Moussorgski –, ont transformé cette soirée en un kaléidoscope de contes russes.
La lumière baisse avec une dizaine de minutes de retard puis, elle apparaît et avance vers le piano à pas lents. Les premières notes de « Au coin du feu », pour janvier des Saisons, sont comme un chuchotement, une confidence. On sait immédiatement qu’elle veut nous raconter une histoire, un conte au fil des mois, et l’on se demande au fur et à mesure si ce n’est pas sa propre histoire qu’elle confie au piano. La première impression de confidence serait-elle due à cela ? Pour revenir à la première pièce, une grande poésie s’empare de ses doigts, avec une sonorité à la fois perlée et crémeuse, et au parfum d’un thé épicé, à la lumière tamisée et chaleureuse d’un feu de cheminée. En effet, son expression est non seulement picturale mais aussi olfactive. À travers des rubati extrêmement subtiles, parfois « chopiniens » mais pas toujours, ses notes restent limpides, articulées avec une grande élégance, sans bousculer quoi que ce soit. Elle joue concentrée, sans changer d’expression de visage, mais quelle magie opère à chaque note, à chaque phrase, et à chaque pièce ! Ainsi dans Mars – chant d’alouette, dans Juin – Barcarolle, puis dans Octobre – Chant d’automne, une nostalgie gagne progressivement, une douce mémoire qui refait surface avec un brin d’amertume, telles de vieilles photos sépia à l’odeur de bois légèrement moisi. Nostalgique, certes, mais une étonnante simplicité, aucunement sentimentale, règne notamment dans cette Barcarolle à quatre temps. Dans Avril – Perce neige également, elle traite la mélodie avec la simplicité d’une chanson (française des années 1950 ! Est-ce un souvenir de son enfance ?…). Dans Décembre – Noël, elle fait savourer un délicieux rubato sur les accords arpégés avec les indications molto rit. / a tempo, un rubato dont on ne se lasse jamais. Pour des pièces vives, telles que février – Carnaval, Août – La Moisson ou Septembre – La Chasse, Viktoria Postnikova met en avant juste ce qu’il faut pour faire sonner l’instrument, sans trop insister. Elle adapte ainsi merveilleusement ses capacités actuelles à son jeu.
Cette adaptation est encore plus flagrante dans les Tableaux d’une exposition. Elle montre une certaine fragilité, loin de la dextérité fulgurante et spectaculaire d’autrefois (« Ballet des poussins dans leurs coques »). Néanmoins, en parfaite connaissance de son jeu, elle choisit un tempo adéquat, parfois assez modéré (Limoges, Baba Yagà), et elle ne force jamais les forte (Bydlo, La Grande Porte de Kiev). En vérité, elle ne s’adapte pas à la musique – surtout pas à la convention interprétative adoptée d’un accord tacite par de nombreux interprètes, notamment sur le plan du tempo et de la dynamique -, mais elle attire la musique vers elle, et restitue cette musique qui l’habite. En définitive, sa force d’interprétation, c’est tout le naturel qu’elle possède de manière innée. Et cela nous plonge dans une réflexion sur le sens du mot « interprétation »…
En répondant aux applaudissements nourris, elle nous régale encore de deux bis, La Rêverie de Schumann toujours interprétée avec un brin de nostalgie et d’un grande douceur maternelle, puis l’Étude en fa majeur op. 10 n° 8 de Chopin, où elle fait preuve de sa surprenante jeunesse digitale !
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CRITIQUE, concert. PARIS, Théâtre des Champs-Elysées, le 16 janvier 2024. TCHAÏKOVSKY / MOUSSORGSKI. Viktoria POSTNIKOVA, piano.
VIDEO : Viktoria Postnikova interprète l’Impromptu op. 90 N°3 de Franz Schubert