À la Philharmonie de Paris, le récital de Beatrice Rana a laissé un sentiment mitigé. Dans le programme, le mot « fantaisie » aurait pu être le fil conducteur, mais cette idée a été supplantée par une interprétation quelque peu… fantaisiste, avec trop de contrastes et sans une cohérence convaincante.
Il y a plus de dix ans, fraîchement désignée comme Lauréate de plusieurs grands Concours internationaux – tels que les Concours de Montréal et Van Cliburn -, Beatrice Rana faisait sensation. L’aspect symphonique de son interprétation, avec des timbres et sonorités incroyablement divers et librement changeant, était impressionnant ; la polyphonie des plans sonores, épaisse mais intelligible, était quelque chose que nous n’avions jamais entendue. Chacun de ses premiers récitals en France, à Paris (Parc de Bagatelle), à Annecy, à Montpellier… était toujours des événements ; nous avons éprouvé alors grand plaisir à l’entendre et réentendre, et ce plaisir était presque sans nuage. Les années ont passé, et aujourd’hui, si elle impressionne toujours, ce n’est pas pour les mêmes raisons.
Sa technique est impeccable, elle offre des pianissimi célestes qui frôlent à peine l’air, des fortissimi comparables à un roc. La dynamique est large, les sonorités sont variées. Ainsi, si l’on prend un passage donné de son interprétation, la beauté et la force sont là, incontestablement. Ce soir, quand elle enchaîne Cipressi (Cyprès) op. 17 de Mario Castelnuovo-Tedesco – compositeur connu surtout pour ses œuvres pour guitare et ses musiques de film -, au Prélude « La Terrasse des audiences du clair de lune » de Claude Debussy, elle suscite l’admiration pour cette association inattendue et pourtant évidente. En effet, Cipressi (1920) reprend souvent la même texture, la même couleur, et les mêmes harmonies que celles de Debussy, d’une dizaine d’années plus précoces. De surcroît, dans « La Terasse… », elle met différents plans sonores en parallèle, si bien qu’on sent nettement la distance entre tels ou tels plans, comme dans un tableau ou dans une séquence de film.
Ses qualités et ses idées brillantes sont hélas gâtées par le souci de trop de contrastes. Au début du récital, la Fantaisie d’Alexandre Scriabine est déjà presque constamment martelée par des triples forti. En fait, « marteler » n’est pas le bon mot, car elle calcule visiblement l’angle des doigts, du poignet et du bras pour produire un son voulu qu’elle joue souvent en pesanteur. Mais la force qu’elle y met est telle que, même si c’est surprenant de pouvoir faire sonner autant l’instrument, cela finit par saturer nos oreilles. Il en va de même pour un autre Prélude de Debussy, « Ce qu’a vu le vent d’ouest ». Pour L’Isle joyeuse, du même compositeur, ces forti éclatants comme le soleil et bouillonnants comme le magma, reviennent trop souvent, écrasant les notes qui devraient décrire la galanterie et la légèreté.
Dans la Sonate de Franz Liszt, sa volonté de contraste semble devenir quelque peu obsessionnelle. Les passages rapides sont fulgurants ; si, sur le plan technique, cela tient toujours impeccablement, la vitesse rend les notes difficiles à cerner, surtout dans les aigus. Lorsque le compositeur demande un peu de largeur, Beatrice Rana prend beaucoup, vraiment beaucoup de temps. Ici aussi, le piano se transforme souvent en double ou triple piano, de même pour le forte. C’est comme si l’œuvre avait été disséquée pour en analyser chaque section en profondeur, mais au final, cela ressemble un collage de tous les fragments qui n’ont pas pu prendre une forme adéquate dans sa globalité…
En bis, l’Étude op. 2 n° 1 de Scriabine est lente et languissante, puis, La Fileuse de Mendelssohn, jouée comme une flèche qui fend l’air, a remporté un grand succès, certainement pour sa surprenante dextérité, mais aussi parce qu’on connaît bien cette musique pour être le générique d’une fameuse émission de radio…
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CRITIQUE, concert. PARIS, Philharmonie, le 13 février 2024. SCRIABINE, CASTELNUOVO-TEDESCO, DEBUSSY, LISZT. Beatrice Rana, piano.
VIDEO : Beatrice Rana joue « L’Isle joyeuse » de Claude Debuussy