Tout est une question de style. Pour une direction d’orchestre à la fois, détaillée et construite, analytique et épique, le chef doit trouver un juste équilibre, une voie médiane, portés de bout en bout, au prix d’une tension et d’une pensée continument en éveil. De ce style qui incarne pour nous la haute école française (comme on le dit de l’équitation), Jean-Claude Casadesus est un ambassadeur majeur, pour ne pas dire l’incarnation la plus captivante. C’est du moins ce qui saisit immédiatement à travers ce programme superlatif. Dutilleux et Ravel… sujets d’affinités secrètes, confirment ici la sensibilité miraculeuse du Maestro.
Le Beethoven (Concerto pour piano n°3 de 1803) regorge de rayonnage vitalité, de séquences poétiques, d’une profondeur et d’une caresse toute… mozartiennes ; avec en prime une vivacité heureuse, … haydnienne, laquelle emporte voire électrise surtout le 3è mouvement et son Allegro final que l’on avait rarement écouté avec autant d’ivresse dansante, de rusticité transparente, de joie éperdue, primitive.
Le chef nous réserve un festival de couleurs mesurées mais vivaces et nerveuses, de séquences subtilement caractérisées où la fluidité très homogène des cordes, le relief des bois, l’incise des cuivres régalent, enivrent littéralement. Ce dès l’ample introduction purement orchestrale, véritable symphonie dans le concerto.
© Boris Rogez / ON LILLE – Orchestre National de Lille
La complicité avec le pianiste Barry Douglas est totale, d’autant plus méritante que le jeu qui coule comme une eau vive, ce chant quasi ininterrompu en cascades et en ruissellement, fait jaillir de l’instrument
le caractère à la fois tendre mais aussi guerrier et conquérant, qui rayonne dans le premier mouvement ; plus introspectif et nocturne, et tout en renoncement apaisé dans le second (Largo) ; transparente et claire (déjà), la direction exprime idéalement l’impétuosité beethovénienne, ses arêtes guerrières, ses accents de grâce aussi purement viennois dans l’esprit de ses modèles Haydn et Mozart. Ce jeu des contrastes se déroule sans emphase ni lourdeur, dans une instabilité printanière et coulante remarquablement énoncée.
D’autant que le soliste joue sur le tout nouveau piano de concert acquis très récemment par l’Orchestre National de Lille (grand piano de concert Steinway & Sons, acquis l’automne dernier grâce au fonds de dotation Entreprises et Cités).
La pièce maîtresse du programme de ce soir (après une courte pause) demeure la Symphonie n°1 de Dutilleux (1951), œuvre fétiche pour le chef qui l’enregistra alors avec l’Orchestre nouvellement créé (1976), premier accomplissement décrochant illico, le Grand Prix du disque de l’Académie Charles-Cros, la même année…1976 ! Retour béni qui confirme à quel point Jean-Claude Casadesus possède la musique française dans ses gènes. Chaque timbre est comme décomposé, analysé, ciselé puis reconnecté aux autres afin d’exprimer la soie globale, délicate et mordorée des 4 atmosphères d’un Dutilleux aussi onirique et suspendu qu’impérieux et invocatoire. Jean-Claude Casadesus en fait vibrer la scintillante texture qui rappelle Roussel et Honneger, sans omettre par sa motricité rythmique, l’obstination d’un Chostakovitch ; cela avance et s’extasie, comme une traversée inexorable et progressive dont chacun des 4 jalons, exprime la puissance, soit d’un ravissement soit d’un rêve (Intermezzo). De l’ombre profonde à l’extrême clarté, comme un éblouissement, la partition captive de bout en bout pour mourir dans un soupir (des cordes). L’architecture claire et magnifiquement équilibrée (où tous les pupitres respirent, dialoguent, s’unissent), le goût des timbres, de leur association (jusqu’au piano et célesta) multiplient les surprises sonores et les contrastes aussi puissants que nuancés : secret d’une baguette enchantée et habitée.
© Boris Rogez / ON LILLE – Orchestre National de Lille
Conclusion à ce programme de nouvelle année, les instrumentistes conduits par le chef fondateur de l’ON LILLE, jouent un autre joyau de la musique française, cette Valse de Ravel qui en 1920 associe en un cocktail dynamité, l’ivresse jusqu’à la transe, et déflagrations de la guerre ; de sorte que l’hommage assumé au roi de la valse Johann Strauss II (pensée, amorcé dès 1906 en réalité) se mue peu à peu en machine explosive incontrôlable ; les instruments aussi individualisés que des personnages d’opéra, se passent les thèmes d’un pupitre à l’autre, non sans humour et jeu parodique. Apothéose et mise à mort, la partition regorge de couleurs et de timbres sous la baguette là encore autant épique qu’analytique, autant sensuelle que fougueuse de Jean-Claude Casadesus.
A la fin, conquis et transportés, les spectateurs acclament non sans raison, le maestro dont on admire toujours la classe, la vivacité, le raffinement. Ce dans la vaste salle qui porte désormais son nom. Le concert ouvre la nouvelle année sous les meilleures auspices, confirmant aujourd’hui le très haut niveau de l’Orchestre National de Lille.
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CRITIQUE, concert. LILLE Nouveau Siècle, le 10 janvier 2024. Beethoven, Dutilleux, Ravel. Barry Douglas, piano / Orchestre National de Lille. Jean-Claude Casadesus, direction. Photo : © Ugo Ponte et © Boris Rogez / ON LILLE – Orchestre National de Lille – Concert repris ven 12 janvier 2024, 20h, Complexe sportif de Sainghin-en-Mélantois.
Programme
BEETHOVEN, DUTILLEUX & RAVEL
LUDWIG VAN BEETHOVEN (1770-1827)
Concerto pour piano et orchestre n°3 [1803] – 35’
Allegro con brio Largo
Rondo. Allegro
ENTRACTE
HENRI DUTILLEUX (1916-2013) – 32’
Symphonie n°1 [1951]
Passacaille
Scherzo
Intermezzo
Finale avec variations
MAURICE RAVEL (1875-1937)
La Valse [1920] 13’
Barry Douglas, piano
Orchestre National de Lille
Ayako Tanaka, violon solo
Jean-Claude Casadesus, direction
prochain concert
Prochain concert de Jean-Claude Casadesus et l’Orchestre National de Lille, saison 2023 – 2024 : « Shéhérazade », les 2 et 5 mai 2024 – Lille, Nouveau Siècle : Shéhérazade de Ravel (soliste : Karen Vourc’h, soprano), de Rimsky-Korsakov, couplés avec Une nuit sur le mont chauve de Moussorsgki / Rimsky-K. Plus d’infos ici : https://www.onlille.com/saison_23-24/concert/sheherazade-par-jean-claude-casadesus/