Au moment où les orchestres en France luttent pour leur survie, étranglés par la baisse des subventions et l’incohérence des politiques culturelles, la naissance de l’Avetis Baroque Festival Orchestra à Genève résonne ce soir a contrario comme un acte de résistance artistique. Sous l’impulsion de l’audacieuse soprano Varduhi Khachatryan, l’exemplaire projet, audacieux s’est dévoilé pour la première fois, ce 27 novembre, dans un Victoria Hall à guichet fermé, et vibrant d’attentes.
Toutes les photos © Baroque Avetis Orchestra
Pour ce baptême musical, le choix du chef franco-brésilien Bruno Procopio s’avère judicieux. Reconnu pour sa créativité et sa capacité à fédérer des talents exceptionnels, Bruno Procopio s’est taillé une sérieuse réputation d’artisan miraculeux, sachant en quelques répétitions, d’obtenir le meilleur des musiciens réunis sous sa baguette, de surcroît en quelques séances de répétition. Ce n’est pas le concert genevois, « préparé », affiné en quelques… 3 séances seulement (!), qui contredira une telle performance.
Bruno Procopio s’est déjà illustré en co-fondant l’Orchestre Baroque Simón Bolívar au Venezuela et en créant le Jeune Orchestre Rameau (JOR), qui a rassemblé des musiciens baroques de premier plan issus d’Europe, d’Asie et des Amériques. À Genève, il confirme sa vision audacieuse, sa maîtrise du répertoire baroque, une aptitude rare aujourd’hui à optimiser les conditions du travail collectif.
La direction du maestro révise notre perception du Stabat Mater de Pergolesi : il opte pour des tempi renouvelés, des enchaînements inattendus, une verve rarement entendue dans une partition aussi emblématique que le Requiem de Mozart. Sa lecture, fruit d’une réflexion minutieuse sur les indications de la partition, a révélé des nuances inédites. Comme il l’a expliqué dans une interview à paraître prochainement, « les indications dynamiques (piano et forte) ne doivent pas être interprétées de manière strictement analytique, mais comme des indices de phrasé. Ainsi, les pianos marquent le début d’une phrase qui s’achève par un forte, donnant une expressivité narrative et cohérente à l’œuvre ». Une telle conception renouvelle de façon décisive l’interprétation ; elle a conféré une fraîcheur saisissante à une œuvre souvent jouée de façon répétitive.
Le programme, finement conçu, oscillait entre la profondeur spirituelle et l’exubérance profane. Maître de l’expression dramatique, Pergolesi pense musique sacré et opéra de façon perméable. Point culminant, le Stabat Mater de Pergolesi a littéralement suspendu le temps. D’autant que la cantatrice invitée, aux côtés de la soprano Verdhui Khachatryan, connaît son Pergolesi comme peu, ayant chanté le Stabat mater, au moins 100 fois : Sara Mingardo éblouit par la sincérité immédiate de son chant ; sa voix sombre et nuancée, articule le texte latin avec un naturel expressif qui incarne chaque séquence dans la prière voire l’exhortation mariale ; le chef obtient des accents millimétrés, une couleur et un son à la fois plein et subtil qui sait exprimer aussi la pensée tragique, l’ampleur des vertiges émotionnels contenus dans la partition. A ce titre, programmer aussi le Stabat Mater de Vivaldi (pour alto solo) renforce la charge bouleversante du texte latin où Marie, mère endeuillée, inconsolable, prend directement à témoin l’auditeur. Il revient à la direction particulièrement orfévrée de Bruno Procopio d’en révéler comme jamais auparavant, la vibration intime, profondément éplorée. D’autant plus que l’orchestre ne comptant que des cordes, semblait scintiller de mille couleurs, compensant opportunément l’absence des bois et des vents. Un comble expressif qui appelle un prochain enregistrement…
Dans le Stabat Mater de Pergolèse, la voix de Sara Mingardo s’est magnifiquement harmonisée avec le timbre lumineux et captivant, rond et velouté de Varduhi Khachatryan. Le duo vocal a créé une alchimie rare, profondément émouvante. Mention spéciale pour Varduhi Khachatryan : à chacune de ses prestations, s’affirme le charisme d’une diva célébré en Arménie, à l’Opéra d’Erevan, dont la carrière opératique prestigieuse (Grand Prix Maria Callas d’Athènes, 1er Prix du Concours Montserrat Caballé) ne l’empêche pas ce soir d’exceller dans le répertoire baroque sacré, aussi exigeant soit-il. Sa flexibilité vocale et son intelligence musicale ont impressionné, tout comme son interaction subtile et complice avec Bruno Procopio : leur entente complice, le soin ciselé à chaque séquence, le geste commun qui soigne la portée des silences, l’attention partagée dans l’expression de l’affliction et de la compassion pour la Vierge douloureuse, composent alors l’un des points culminants de la soirée.
Mais au-delà de la performance musicale, ce concert inaugural était un manifeste artistique : une volonté de réinventer et de revitaliser le répertoire baroque au sein de la scène culturelle suisse, tout en visant un rayonnement international. Sous la direction artistique de Varduhi Khachatryan, l’Avetis Baroque Festival Orchestra a tout le potentiel pour s’imposer comme une formation de référence, capable de marquer le paysage musical européen.
Dans un contexte politico-économique où l’art est relégué au second plan, voire est même la variable d’ajustement pour équilibrer les comptes publiques, la soirée a rappelé que la créativité et l’excellence artistique restent des réponses puissantes aux défis de notre époque. Saluons l’initiative de l’association AVETIS, portée par sa directrice Varduhi Khachatryan : la naissance de l’Avetis Baroque Festival Orchestra, associant un collectif artistique aussi convaincant, promet de prochains concerts mémorables. A suivre.
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CRITIQUE, concert. GENEVE, Victoria Hall, le 27 nov 2024. AVETIS BAROQUE ORCHESTRA, Varduhi Khachatryan, Sara Mingardo, Bruno Procopio (direction) / concert de lancement. VIVALDI, PERGOLESI : Stabat Mater… Toutes les photos © AVetis Baroque Orchestra 2024