Pour fêter la 31ème édition du festival – en même temps que son second mandat à la tête (artistique) des Rencontres Musicales d’Evian -, Renaud Capuçon a mis les petits plats dans les grands, et c’est avec rien moins que le Chamber Orchestra of Europe (dirigé par l’ancien directeur du Philharmonique de Berlin, Sir Simon Rattle, accompagné par sa femme, la mezzo tchèque Magdalena Kozena) que les festivités ont commencé (le 26 juin). Le reste de la programmation donne le tournis tant le festival lémanique est devenu l’une des références incontournables parmi les plus prestigieux festivals d’été en Europe. Mais encore une fois, à l’instar du festival de Pâques d’Aix-en-Provence (que dirige également Renaud Capuçon), une telle galaxie de solistes et orchestres prestigieux n’auraient jamais pu être réunie sans l’indispensable (et désormais incontournable !) soutien financier de Mme Aline Foriel-Destezet, la plus grande mécène dans le domaine artistique (et notamment musical) de notre temps. Et c’est également grâce à elle que Les Rencontres musicales d’Evian vont bientôt prendre une nouvelle envergure, avec la construction de La Source Vive, nouvelle salle dédiée à la musique de chambre, insolite (avec sa forme ronde) et intimiste (avec ses 500 places), actuellement en construction (son ouverture est prévue en 2026) à gauche derrière la Grange au Lac (les deux structures auront à terme une entrée commune avec un grand hall tout en longueur), et dont la synergie fera naître une nouvelle institution : Les Mélèzes. Avec ce projet des Mélèzes, Mme Aline Foriel-Destezet dépasse ici son rôle de mécène pour devenir une véritable partenaire, très investie dans le projet, d’autant qu’elle en préside le Fonds de dotation. Nous voulions lui rendre hommage en guise de préambule à notre recension…
Le concert du 4 juillet, en présence de la Mécène bien entendu, devait être un hommage à l’immense pianiste argentin qu’est Daniel Barenboïm, en sa présence et accompagné de ses amis musiciens que sont sa compatriote Martha Argerich, l’incontournable Renaud Capuçon et le brillant violoncelliste français Edgar Moreau. Las, la maladie l’aura empêché de participer à cet hommage que tenait à lui rendre le maître des lieux, mais c’est avec des mots touchants et sincères que Renaud Capuçon aura, en préambule au concert, glorifié l’un des plus grands artistes de notre temps, aussi connu pour son action humaniste de rapprochement entre les peuples – que ses talents de concertiste et chef d’orchestre.
La soirée débute par la Sonate pour violoncelle et piano en ré mineur (1915) de Claude Debussy, superbe pièce qui s’ouvre sur un Prologue fier et majestueux annoncé par le piano, et bientôt relayé par les arabesques tristes du violoncelle (de Moreau) à laquelle se mêle l’agitation inquiétante du clavier (d’Argerich) ; la Sérénade plus désordonnée par ses pizzicati répond à l’image versatile et fantasque et de Pierrot (fâché avec la lune) auquel elle doit son inspiration ; le Finale virtuose conclut sur des sonorités hispanisantes dans une joyeuseté toute lunaire. Vient ensuite la Sonate pour violon et piano N°1 en la mineur (1851) de Robert Schumann, dans laquelle Martha Argerich et Renaud Capuçon, complices de longue date, s’engagent émotionnellement, les deux protagonistes offrant une visite fiévreuse et passionnelle de cette pièce au dramatisme poignant et viscéral. Er le public se laisse bien volontiers et tout particulièrement conquérir par la fièvre du jeu et l’incroyable énergie insufflées dans les passages vifs et virils du premier mouvement. Dans celui-ci, comme dans les deux qui suivent, les deux musiciens font la démonstration d’une acuité musicale peu commune et d’une maîtrise absolue de la sonorité et de la couleur, en plus d’une cohésion absolue. Pointe sèche et passion du violon, rêveries et rafales du piano : la volonté de traiter chaque saute d’humeur dans la sonate de Schumann n’entrave par ailleurs à aucun moment la fluidité du discours. Magistral !
Après l’entracte, place à la Sonate pour violon et violoncelle en la mineur (1922) de Maurice Ravel dans laquelle on se délecte de la poursuite des deux artistes (Capuçon et Moreau) vers l’équilibre et le sens du détail, leur unité de style et d’énergie fusionnant dans cette pièce où la complicité des deux instruments est mise à nu. Ils s’imbriquent avec fluidité dans la verve impétueuse et foisonnante, tout autant que dans les pianissimi et la sobriété des lamenti (3ème mouvement). Leur complicité est totale… Une complicité qui inclut Martha Argerich dans la quatrième et ultime pièce de la soirée chambriste, grâce au (génial) Trio pour violon violoncelle et piano n°2 en mi mineur (1944) de Dmitri Chostakovitch. Cette grandiose partition, aussi incontournable que tragique dans la littérature chambriste du compositeur russe, est emplie de sentiments et d’émotions pudiquement camouflés, et se situe dans l’intimité tourmentée d’un créateur sans cesse en alerte vis-à-vis d’un régime menaçant, dictatorial et impitoyable. Les trois compères magnifient les notes de Chostakovitch grâce à leur lecture raffinée et engagée (Andante-Moderato méditatif et solennel ), intériorisée (poignante et austère passacaille du Largo) et explosive (Allegro con brio) – et en particulier dans le déconcertant mais envoûtant Allegretto-Adagio final, où Chostakovitch pour la première fois s’inspire d’un chant juif mémorable (thème klezmer expressif, prolongé par une sorte de danse macabre) qui ne peut laisser aucun auditeur indifférent. Datée de 1944, période terrible où la guerre et les atrocités se révèlent sans retenue, cet ouvrage oppressant et gorgé d’émotions touche au plus intime de la sensibilité humaine… ce que le public de La Grange au Lac comprend bien qui attend de longues secondes avant de briser le silence que les derniers accords lui imposent…
Mais devant le succès que ce trio d’exception récolte, il finit par se reformer pour interpréter un bis autrement plus gai et jovial avec le très primesautier premier mouvement du trio n°1 en ré mineur de Félix Mendelssohn.
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CRITIQUE, concert. EVIAN, La Grange au Lac, le 3 juillet 2024. HOMMAGE à Daniel BARENBOÏM – avec Martha Argerich (piano) / Renaud Capuçon (violon) / Edgar MOREAU (violoncelle). Photos (c) DR.
VIDEO : Martha Argerich (piano) / Renaud Capuçon (violon) / Edgar MOREAU (violoncelle) interprètent le Trio N°2 de Dmitri Chostakovitch (à la Philharmonie de Paris)