Sergey Khachatryan est chez lui à Bruxelles ! 19 ans après son premier grand prix au prestigieux Concours Reine Elisabeth, le violoniste arménien est accueilli par le public bruxellois comme un véritable héros. Son éblouissante interprétation du Premier Concerto pour violon de Max Bruch, acclamée par une ovation debout, est suivie de deux extraits des Sonates pour violon seul d’Eugène Ysaÿe en bis. C’est ainsi l’occasion de fêter un événement discographique de ce printemps : les Sonates d’Ysaÿe qu’il a enregistrées sur le violon Guarneri del Jesù, l’instrument sur lequel Ysaÿe lui-même a joué pendant de nombreuses années.
Une chose est indéniable : le public est venu pour l’écouter lui, Sergey Khachatryan, premier grand prix au Concours Reine Elisabeth en 2005. Quand on sait que les Belges sont très attachés à cette compétition diffusée tous les jours en direct sur la radio-télévision nationale (inimaginable – hélas ! – en France), on comprend leur enthousiasme. Mais c’est seulement en partageant le même espace-temps d’un concert, donné par leurs candidats favoris (quels que soient l’année et l’instrument), que l’on mesure véritablement la place que ces derniers occupent dans leurs cœurs. Et c’est ce que nous avons vécu dans la soirée du 29 mars à la Salle Henry Le Bœuf, au Bozar, à Bruxelles.
Dès qu’il apparaît à la porte s’ouvrant sur la scène, des applaudissements bien nourris se font entendre dans la salle art déco (de 1929) pleine à craquer. Dès l’introduction, la sonorité à la fois chaleureuse et intensément pensive creuse les sillons dans la tonalité de sol mineur. La liberté et la rigueur y cohabitent, et tout au long du premier mouvement, ces deux éléments se côtoient, se dialoguent, s’opposent parfois, ou s’enlacent comme deux amoureux. Telle une pièce de théâtre, la musique narre, sous l’archet alerte de notre violoniste, une histoire dont chaque séquence est chargée d’une émotion qui lui est propre. L’expressivité est admirablement contrôlée, si bien qu’on n’entend une seule surexposition de notes. Quelques moments avec des touches sérieuses voire tragiques, comme si on faisait face à une décision cruciale et extrêmement grave, sont contrebalancés par l’Adagio infiniment tendre, gracieux et affectueux. Le chant est là, en envolée apaisante, sur un moelleux tapis orchestral. Le final est débordant de vie, mais le son et le phrasé sont toujours merveilleusement maîtrisés dans une structure solidement construite. Les moments d’élan et de repos sont subtilement dosés, dans un équilibre parfait. Sur un rythme entraînant, Khachatryan fait danser les notes avec une ardeur juvénile. Sa musicalité naturelle ne fait aucunement transparaître une très haute virtuosité qu’exige la partition pour son exécution. Une telle interprétation ne peut se solder que par un triomphe. Les auditeurs se lèvent les uns après les autres, des sifflements et des bravos fusent de partout.
Le violoniste joue un premier bis, la 3e Sonate « Ballade » en ré mineur d’Eugène Ysaÿe. Comme dans son dernier disque, il la joue avec une infinie gravité et passion, dans une concentration prodigieuse. Un nouveau triomphe. Il revient et prend alors le micro. Il fait part de son émotion qu’il revit à chaque fois qu’il revient dans cette salle. Visiblement ému, il explique que dans les coulisses, il ressent la même sensation qu’il y a 19 ans, quand il attendait son tour pour jouer dans le Concours Reine Elisabeth. Un deuxième bis, toujours extrait d’une Sonate d’Ysaÿe, conclut la première partie du concert dans une atmosphère plus que chaleureuse.
Auparavant, nous avions entendu “Das Gastmahl während der Pest” (Le banquet pendant la peste) de Sofia Gubaïdoulina, une œuvre sombre souvent articulée avec des registres graves (vents, violoncelles, contrebasse) et percussions. Des formules thématiques qui reviennent à plusieurs reprises durant une demi-heure, à chaque fois variée, avec une nouvelle orchestration et des harmonies et des motifs transformés. Quand les vents retentissent et que les percussions tintent, cela se fait parfois avec fracas, à la limite du supportable et provoque un grand désarroi chez l’auditoire. Pourtant, l’œuvre, dont une certaine redondance fait prolonger la durée, dévoilerait plus de subtilité si on n’insistait pas à tout prix sur l’effet sonore sauvage… Les extraits des deux Suites de Romeo et Juliette de Sergueï Prokofiev, dans la deuxième partie, ne dissipent pas ce sentiment de brutalité, ou plutôt, de déséquilibre. Des déséquilibres entre pupitres (certains instruments à vent jouent trop fort par rapport à d’autres, avec lesquels ils constituent un phrasé ou une mélodie) sont parfois si présents que cela devient bancale (Juliette la jeune fille, Danse, Danse des chevaliers…), et c’est dommage pour de si belles musiques !
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CRITIQUE, concert. BRUXELLES, Bozar, le 29 mars 2024. GUBAÏDULINA, BRUCH, PROKOFIEV. Belgian National Orchestra, Sergey Khatchatryan (violon), M. Schønwandt (direction). Photos (c) Armena Narinyan.
VIDEO : Sergey Khatchatryan interprète le Concerto pour violon de Jean Sibelius (avec l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo dirigé par Kazuki Yamada)